jeudi 21 mars 2013

Un fil rouge

La photo de la jeune femme dont on suit le parcours tout au long du roman de Sara Rosenberg apparaissait régulièrement, comme tant d’autres, portées par les grand-mères, sur la Plaza de Mayo à Buenos-Aires. Elle s’appelle Julia Berenstein. Engagée dans la lutte révolutionnaire en Argentine dans les années 1970, elle a été trahie par l’un des siens et arrêtée à l’aéroport de La Paz en Bolivie avant d’être ramenée à Tucuman où elle ne survivra que quelques mois, le temps de donner naissance à une fille que le commandant tortionnaire et sa femme adopteront tout aussitôt.

« Ils ont dû au mieux l’abandonner sans soins, comme les autres, et elle en est morte. Ou pire, ils l’ont utilisée pour ce qu’ils appelaient leurs "expériences". »

Pour bien appréhender ce que fut la vie de celle qui était son amie d’enfance, Miguel, le narrateur, entreprend, pour un documentaire qu’il doit consacrer à cette période, une série d’entretiens avec ceux qui ont connu, aimé ou détesté Julia. Il arpente l’Argentine et va jusqu’à Madrid pour retrouver certains membres de sa famille et d’anciens détenus qui ont croisé la route de cette femme qui ne laissait personne indifférent. Tous notent son caractère bien trempé, ses idées tranchées, ses forces mais aussi ses failles, sa fragilité, son immersion, très jeune (à dix-sept ans), dans la lutte armée, son exaltation, sa décision d’aller braquer une banque, ses années de détention, ses planques ou ses fuites dans divers pays d’Amérique du Sud pour échapper, après sa libération, aux militaires qui ne la lâcheront jamais.

« Quand Julia nous apparaît, elle nous demande toujours des figues. Nous lui laissons les meilleures, les plus mûres, sur la margelle du puits, alors elle semble contente et elle s’en va tout doucement, en marchant au bord de la rivière et en les savourant. »

Patiemment, le cinéaste retranscrit les divers enregistrements qu’il a réalisés. Il y ajoute ses propres souvenirs et y glisse des extraits d’un carnet (histoire naturelle et botanique) que Julia lui a légué. Se dessinent ainsi, peu à peu, non seulement le portrait sensible d’une militante à fleur de peau mais aussi la réalité politique d’un pays vivant sous la dictature.

« Je me rappelle que la victoire du Vietnam avait coïncidé avec le coup d’état militaire de Videla. Des paradoxes qui trouvent leur résolution dans les rêves en changeant de forme, mais qui, dans la réalité, demeurent insolubles. On n’avait même pas pu fêter ça. On courait tous comme des rats. On nous chassait comme des rats. Le grand camion nettoyeur était payé par tous les citoyens honorables, dans un acquiescement unanime. »

Le mécanisme de cette machine à broyer les idéaux de tous ceux qui aspiraient à vivre autrement en Argentine à l’époque est ici décrit avec précision. Les différentes pièces de ce puzzle qui repose sur la nécessaire transmission de la mémoire collective sont posées avec calme. Ce qui se dit de terrible est atténué par la douceur des paysages esquissés par Sara Rosenberg. Celle-ci, qui fut également militante politique, emprisonnée durant plus de trois ans, offre avec Un fil rouge un roman polyphonique savamment construit. Aucune question n’y est éludée. La tension du livre atteint son apogée grâce à ces témoignages parfois contradictoires et toujours très humains recueillis par le narrateur. Pas un de ceux (et de celles) qu’il interroge n’a réussi à se remettre des traumatismes dus à ces années de plomb. Certains ne sont pas loin de penser, à demi-mots, que Julia se trouve, sans l’avoir voulu, à l’origine de leurs séquelles physiques et psychologiques.

« J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent parlent. Ou plutôt, on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Quelque chose comme ça. La voix est toujours collective. C’est la récupération d’une histoire qui appartient à tous. »

Ce sont de longs fragments de cette histoire-là, qu’elle connait bien, et qui est sans doute moins "romancée" qu’il n’y paraît, que Sara Rosenberg nous invite à découvrir.

Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.

mardi 12 mars 2013

Finir ses restes

Dès le début, le corps – et ces nerfs, ces fibres, ces muscles, ces invisibles réseaux qui le tendent, le tiennent – s’est trouvé très présent, fébrile ou posé, dans les textes de Dominique Quélen. Il se dénouait, se frottait aux autres, à la terre et aux paysages, multipliait les ralentis, se calait sur la mécanique des mouvements précis dans le cycle des Petites formes et s’amplifiait un peu plus, nerveux et effilé, dans Le Temps est un grand maigre.

S’il est à nouveau présent dans Finir ses restes, il ne l’est pourtant plus de la même façon que précédemment. Ce corps-ci est en train de passer. Il ne bouge que par saccades dans une mémoire qui ressasse. Ses gestes, ultimes, transitent par le cerveau de qui ne peut faire autrement que de les fixer dans un livre. Millimétrés, ce sont ceux d’un bras, d’un levier, d’une force motrice qui court à sa perte.

« tiens dis-tu d’une autre
voix contemple et tiens ce bras
ou levier qui est à présent
ce qu’il est dans cet état précis
qu’on dirait d’abandon »

Il y a ce bras « qui suinte », qui se plie en deux parts égales, se déplie, garde avec de plus en plus de peine ses attaches, d’abord à l’épaule, puis plus loin grâce à la main qui peut s’ouvrir, se fermer ou en serrer une autre. Il y a ce bras gauche, ce poignet où le cœur ne bat plus, ce bras regardé, ausculté et à travers lui, ou à partir de lui, tout le reste, le corps qui suit, fuit et disparaît

« avec la densité du bras d’un frère »

d’un proche, d’un double non plus présent en chair mais en os, saillant, dur, poncé jusque dans le fil très mince du poème où rien ne peut venir dévier le cours d’une physique implacable, pas même la douleur, lancinante, murmurée, scandée et filtrée à l’extrême.

« ou comme pour
tordre en pensée tu
manges ton bras
tu le suis et le
conduis dans
sa nudité et ceci
ou autre manque
te retenir puis te
retient
tu survis »

Finir ses restes incite à tenir son souffle et ses mots. Pour aller au plus juste, à ce qui ne pouvant se dire se devine, entre âpreté et pudeur, dans de l’eau troublée, dans du secret gardé, là où l’on sait qu’il y a perte, plaie et approche d’un grand silence.


 Dominique Quélen : Finir ses restes, éditions Rehauts (105 rue Mouffetard, 75005 Paris).

lundi 4 mars 2013

Des figures

En haut de chacun des poèmes constituant Des figures, Bruno Fern a simplement placé une syllabe. Celle-ci peut parfois être un mot à elle seule (« beau », « fou », « né », « trou »...) Elle n’agit pas uniquement en tant que titre. Sa fonction s’avère plus vaste. C’est un déclic, un starter, un déclencheur, un outil offert au lecteur qui, s’il accepte de jouer le jeu en accolant cette syllabe au premier mot de la plupart des vers qui suivent, élargira singulièrement son champ de lecture.

« Pan

telant sous les mains battantes
dans sa gueule d’ange accroché par le
talon qui demeure la seule zone indemne à l’examen
du haut vers le bas et gardant malgré ça forme et voix humaines le tout en un
sable poussière où retourner était pourtant garanti depuis le départ »

S’il ne parvient pas à (ou ne veut pas) garder en permanence la syllabe en question sous la langue, (son usage n’étant pas systématique), le lecteur ne s’en trouve pas pour autant relégué hors du poème. Bien au contraire : l’égarement qui s’en suit étonne et chaque texte, chaque figure imposée réussit, même amputée de quelques pieds, à bouger en s’inventant une autre forme et en cultivant un équilibre opportunément bancal.

« Fin

du monde faut pas exagérer c’est plutôt
en soi que ça se déroule dans un périmètre restreint à force
de non recevoir sachant qu’il n’est pas prévu un
mot de l’histoire qui aurait l’air
d’être le dernier plus que les autres en réalité c’est extra
ce qui signifie à l’origine en dehors entre la 1ère et la 3ème personne
Landais de souche ou pas n’y change que dalle
tant la passe c’est juste un coup à prendre la tangente »

Mêlant expressions usuelles, citations de poètes (Apollinaire, Zanzotto, Mallarmé...) et infos entendues au coin d’un trottoir, au hasard d’une revue de presse ou lors d’une conversation privée, Bruno Fern met assez d’humour et de distance entre lui (et les autres) et ses poèmes pour que ceux-ci, grâce à la contrainte qu’il s’est donné, jouent en permanence à l’élastique entre tension et relâchement, restant à hauteur de la réalité et du quotidien, y compris quand ils les saisit à ras de terre. Il agit de même envers la poésie en ne la plaçant jamais sur un piédestal. Son rôle est ailleurs. Plus en bas, dans le vif, avec les anonymes. Qu’il côtoie, qu’il écoute et dont il raccorde les propos avec justesse et légèreté, glissant en un éclair du versant ludique à l’aspect sérieux d’un petit monde que tout un chacun s’évertue à organiser (question d’équilibre) autour de soi.

« Dis

simuler n’avance pas à grand-chose
qu’as-tu fait toi que voilà pliant sans trêve
cible plutôt vise-la
solution en cours »

Bruno Fern : Des figures, éditions de l’attente.