Il faut revenir en arrière, se déplacer au creux des années cinquante
et écouter celle qui vient de se décider à raconter une histoire dont
presque plus personne ne parle. Tous les personnages dont elle va
brosser le portrait et suivre l’itinéraire sont morts depuis belle
lurette. Tous ont fini par rejoindre leur ombre sous la terre et le
marbre. Il ne reste d’eux que cette chronique d’un soir de Noël sous la
neige et dans les éclats lumineux d’une guirlande en feu, au hameau de
Villemort.
« Villemort : quelques demeures égarées parmi les brandes et les
orties, la plupart à demi fondues. Au commencement du vieux siècle elles
étaient encore occupées puis les habitants sont morts. Les héritiers se
désintéressent de ces tas de pierres. Les portes sont fermées depuis
tout ce temps. »
Une seule maison est habitée. Elle appartient à Maît’ Louis, le
rebouteux. Bien que mal en point, usé à force de prendre dans son corps
les maux des autres, il se fait un plaisir d’accueillir en grande pompe
ceux qui, partis de la ville voisine, sont en route à bord d’une Ariane
« gris étoile » où ont pris place, outre Mon Filleul qui conduit et Ma
Filleule qui gémit, un nourrisson « chaud comme du lait » et une
vieille tante enrhumée, surnommée « la vache », énorme et impotente.
« Il roule très lentement dans le hameau, le Mon Filleul, les phares
s’accrochent aux murs : et ce qu’il voit c’est que tout est désert,
qu’il n’y a pas de vie dans ces friches de pierraille.
C’est-il lugubre ce vieil endroit, fait la tante.
C’est là qu’il demeure, fait Mon Filleul.
Mais où ?
Ben là. Villemort, c’est là. »
C’est-il lugubre ce vieil endroit, fait la tante.
C’est là qu’il demeure, fait Mon Filleul.
Mais où ?
Ben là. Villemort, c’est là. »
Avant de parvenir au moment décisif du récit, Lionel-Édouard Martin
prend soin de tisser et d’aligner ses phrases en s’attardant sur leur
sonorité. Il les étire comme il en a l’habitude, leur donne du nerf,
du muscle, du corps en y ajoutant des saveurs, des odeurs. Sa façon de
s’emparer du vocabulaire et de frotter les mots les uns contre les
autres est inimitable. Son texte, ample, juste, flirtant avec l’oralité,
entremêle judicieusement les scènes et les différents lieux évoqués.
Le récit y gagne en intensité. Les personnages qui y circulent sont
très simplement humains et attachants. Même le médecin, bien allumé, et
probablement incompétent, qui apparaît au détour de quelques pages
imparables, lancé dans un dialogue de haut vol, apparaît, par son sens
de la répartie et ses citations, presque à son avantage.
« Il tousse. Il tousse, la belle affaire. Vous croyez qu’on peut
grandir sans tousser peut-être ? Il faut que le corps s’exprime. Alors
il tousse, il hoquette. C’est signe de bonne santé que diable. »
C’est en décrivant les faits et gestes coutumiers, puis en
esquissant ce qui transparaît des silences et de la vie intérieure de
ceux auxquels il s’attache, que Lionel-Édouard Martin
parvient à entrer au cœur d’une réalité qui allie simplicité et
profondeur. Il le fait avec discrétion et empathie. Le temps d’un roman
habité par des êtres qui ne se résignent jamais.
Lionel-Édouard Martin : Nativité cinquante et quelques, Le Vampire Actif.
* Les années cinquante (et les "évènements" qui y sont liés, notamment la guerre d'Algérie) sont également au cœur de Mousseline et ses doubles, roman de Lionel-Édouard Martin publié cet automne par les éditions du Sonneur. On y retrouve ce sens de la narration qu'il maîtrise parfaitement. En donnant tour à tour la parole aux deux personnages principaux, seuls rescapés d'une histoire familiale pour le moins douloureuse, il parvient à passer d'une génération l'autre en balayant (de la campagne à la ville avec scènes et dialogues saisis au cordeau), un demi-siècle à bon rythme.
* Les années cinquante (et les "évènements" qui y sont liés, notamment la guerre d'Algérie) sont également au cœur de Mousseline et ses doubles, roman de Lionel-Édouard Martin publié cet automne par les éditions du Sonneur. On y retrouve ce sens de la narration qu'il maîtrise parfaitement. En donnant tour à tour la parole aux deux personnages principaux, seuls rescapés d'une histoire familiale pour le moins douloureuse, il parvient à passer d'une génération l'autre en balayant (de la campagne à la ville avec scènes et dialogues saisis au cordeau), un demi-siècle à bon rythme.