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vendredi 13 décembre 2024

Le Dossier Bulin

Gu Cheng a vingt-cinq ans quand resurgit, en 1981, au détour d’’un rêve, Bulin, le personnage qu’il avait créé alors qu’il était enfant et qu’il croyait avoir oublié, l’abandonnant en quittant, treize ans plus tôt, sa ville natale de Beijing pour la province du Shandong où ses parents furent emmenés pour être « rééduqués ».

« Bulin était partout et avec lui son monde extraordinaire. J’étais comme exalté, mes mains obéissaient totalement à l’inspiration, mon stylo courait sur le papier. C’était comme si je me consumais, comme si je renaissais, en un instant je fus délivré du style lyrique qui m’avait tant tenu. »

En quelques jours, Bulin, son compagnon d’antan, se retrouve au cœur de nombreuses aventures épiques qu’il s’empresse de conter, subjugué par tant de fougue.

« Lorsque Bulin naît
les araignées tiennent séance
c’est un bal périlleux dans les airs
la musique n’est pas belle non plus
Bulin vagit
tout ce qu’il vagit sont des slogans »

Bulin, à peine né, sort de son berceau. On dirait qu’il se sent à l’étroit, pas à l’aise dans ce pays où les slogans cadenassent la pensée. Il tend un doigt, prononce un discours, demande du pain (« tous les hommes et les feuilles d’arbres applaudissent »), décide de prendre le large, emprunte des itinéraires parallèles, enchaîne les rencontres fortuites (dont une avec un bandit) et nourrit de grandes espérances.

« affamons les poèmes
devenus chiens au long museau, ils s’en iront renifler
les pantalons pattes d’éléphant »

Un peu plus loin, libre comme l’air, dialoguant avec les vents porteurs, il s’arrête là où :

« les sandales criant d’enthousiasme
deviennent un troupeau de grenouilles ».

La vie est surprenante. Bulin la prend à bras le corps. Il court en lisière du réel (mais sans oublier celui-ci). L’épatant Dossier qui lui est consacré est une sorte d’ovni littéraire. En donnant carte blanche à un imaginaire fort bien affûté, Gu Cheng, stimulé par l’émancipation de son personnage, s’ouvre de nouveaux horizons poétiques et découvre des chemins capables de satisfaire son esprit curieux.

« la nuit noire m’a donné des yeux de couleur noire / mais je les utilise pour chercher la lumière », écrivait-il dans un précédent livre. C’est ce qu’il fait ici, sondant son monde intérieur pour en extraire les fragments d’un « réalisme magique », savamment détourné, qui frôle parfois le surréalisme et la pataphysique.

Bulin n’existe pas seulement par (et dans) les poèmes qui lui sont consacrés. À douze ans, Gu Cheng (1956-1993) avait coulé sa statue dans un pain de savon avant de l’immortaliser dans un alliage de plomb et d’étain, comme en attestent les deux clichés reproduits dans ce livre.

« Papa commença par ne pas croire que c’est moi qui l’avais fait, il me dit d’arrêter de sculpter à la légère. Ma sœur aînée déclara sans plus de tact : "Eh ! On dirait le président Mao, hein !" Maman alors paniqua et l’enferma dans du papier journal. »

Gu Cheng : Le Dossier Bulin, traduit du chinois par Yann Varc'h Thorel et Liu Yun, éditions La Barque.

vendredi 24 septembre 2021

Spectre en ville / Sur l'île

Né en 1957 à Beijing, Gu Cheng, dont le père est également poète et la mère écrivaine et critique (de cinéma), doit quitter sa ville natale en 1969, année où ses parents, Révolution culturelle oblige, sont déplacés sur les grèves d’une province pauvre et isolée du Shandong, où ils deviennent porchers. C’est là, non scolarisé, au contact permanent de la nature, qu’il s’initie à la poésie, lisant le seul livre que les équipes de propagande, qui ont saisi la bibliothèque familiale, ont épargné : une traduction des Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre.

« Un soir, alors que les membres de l’équipe de propagande ouvrière venue saisir nos livres repartent en tirant derrière eux de gros sacs de jute, je m’assois seul devant les étagères vides, sans savoir à quoi je pense. La lumière s’affaiblit de plus en plus quand, déplaçant ma main, je sens soudain, sous de vieux journaux, quelque chose. J’allume la lampe : c’est un ouvrage de vulgarisation scientifique très célèbre : Souvenirs entomologiques de Fabre. »

Juste avant de partir, il écrit un poème :

« En plein rêve,
Mon rêve est détruit ;
Le rêve pardonne toujours la destruction,
Mais la destruction ne laisse jamais rien passer au rêve. »

Il ajoute que « parfois, le poème est plus clairvoyant que son auteur », ouvrant déjà la voie à ce qui caractérisera bientôt sa poésie : des vers vifs et succincts qui s’avèrent à la fois évidents et porteurs d’énigmes – y compris pour lui-même – à travers lesquels il peut affiner sa pensée en s’offrant un incroyable champ de réflexion.

Dans la rude campagne du Shandong, il se lance, avec son père, dans de grandes joutes poétiques autour de la soue et ils terminent leurs exercices en jetant leurs textes dans le fourneau d’argile où cuit la nourriture destinée aux repas des porcs.

« Mon père dit : les flammes seront les seules lectrices de nos poèmes.
Avec du charbon, j’écris cette phrase sur la plaque du fourneau, puis l’efface doucement des doigts. »

L’adolescent Gu Cheng trace sa route poétique en développant une ligne personnelle où l’émotion doit rester à sa place tout en circulant entre réalité, réflexion et onirisme. Il est persuadé que la poésie est le chemin idéal pour parvenir à une meilleure connaissance de soi.
Quand il revient à Beijing, après cinq ans d’absence, il a déjà beaucoup écrit. Il reprend l’école et la quitte bientôt pour s’essayer à divers métiers, avant que ne surviennent, le 5 avril 1976, les manifestations place Tian’anmen, en mémoire de Zou Enlai, décédé trois mois plus tôt, et toujours sans sépulture.

« Au milieu des cris de joie, mon désir ardent de sacrifice atteint son apogée : j’applaudis, je crie, je veux couper les tuyaux des pompes à incendie, je veux, avec le peuple, mettre à feu ces instants les plus obscurs...
Les hauts-parleurs retentissent. Je suis jeté à terre par une troupe de robustes soldats, et en heurtant le sol dur je réalise soudain le sens de toute ma vie... »

Dès lors, la poésie sera sa boussole. Il expérimente, lit beaucoup, tant les contemporains que les anciens, s’adonne aux formes brèves, propose ses inédits à quelques revues et reçoit rapidement des réponses positives. Sa voix commence à porter. On y décèle une écriture originale, sans influence encombrante. Il pose des questions essentielles et laisse la possibilité à chacun d’y adapter sa propre grille de lecture. Sa poésie est dite "floue", tout comme celle de poètes qui lui sont proches et qui se retrouvent à ses côtés au sommaire de la revue Aujourd’hui, parce qu’entourée d’une ombre, d’une brume qu’il faut dissiper pour pouvoir bien la percevoir.

« Ce mot "flou" peut s’écrire en chinois de deux manières : l’une contient l’élément pictographique de la Lune, l’autre celui de l’œil. Le premier implique que la Lune est nébuleuse, le second que ta vue est trouble. Bref, on ne nous comprenait pas clairement. »

Dès le début des années 1980, Gu Cheng est publié, lu et reconnu. On se déplace en nombre pour venir l’écouter. Son œuvre se densifie et s’ouvre à la prose. Il est traduit dans plusieurs pays, y compris en France où il apparaît dans des anthologies et des dossiers de revues consacrés à la poésie chinoise. Il est également invité à l’étranger. En 1982, il rencontre Xie Ye, poète shangaïenne, qui deviendra sa femme. Après un premier séjour en Allemagne, tous deux décident de quitter la Chine pour s’installer, en 1987, en Nouvelle-Zélande où ils achètent une maison aux murs délabrés et au sol instable sur l’île de Waiheke. D’abord lecteur de chinois et enseignant à l’université d’Auckland, il démissionne pour se consacrer à l’élevage des poules et à la culture de la terre.

« Quand je casse des cailloux en Nouvelle-Zélande, je me sens un peu plus proche de la Chine que lorsque j’étais en Chine. »

Il cherche à vivre au plus près de la nature, à s’en nourrir, à la respirer amplement, à l’écrire, à y trouver une harmonie et un équilibre certes précaire mais vivifiant. C’est ce qui ressort du très captivant récit intitulé Rêve dans le poulailler rouge, qu’il écrit sur place, comme un journal, et que l’on retrouve, à côté d’autres textes autobiographiques, dans le livre Sur l’île. Cet ouvrage permet de mieux connaître l’homme et le poète Gu Cheng. On y lit également la traduction d’un grand entretien qu’il avait accordé à une radio an Allemagne, où il passa plusieurs mois en 1992.

L’autre volume publié par les éditions Les Hauts-fonds, à qui l’on doit de pouvoir enfin lire ce poète en France, grâce à la traduction de Yann Varc’h Thorel et de Liu Yun, est un ensemble de poèmes écrits à partir de 1991. Gu Cheng remet de l’ordre dans ses rêves. Et l’on touche, par là même, à l’un des éléments clés de sa création : le rêve. Ainsi dans spectre en Ville, c’est lui, lors de son séjour en Allemagne, spectre ou âme errante, qui revient en rêve à Beijing. Il s’y rend une semaine entière, circule dans la ville qui bouge et s’anime jour après jour, donnant à voir des scènes qu’il cisèle à sa façon. Il en va de même dans la série de poèmes titrée Ville où chaque lieu de la cité lui suggère un poème qui surprend et interroge.

« l’assassinat est une fleur de lotus
ayant assassiné on la tient à la main
la main on ne peut la changer »

écrit-il ainsi dans Xinjiekou, nom d’un « quartier du centre de Beijing où eut lieu la répression sanglante après évacuation de la place Tien’anmen, au matin du 4 juin 1989 », notent les traducteurs en bas de la page où figure ce poème écrit en 1992.

« Je rentre souvent à Beijing dans mes rêves. Mais là où je suis ramené, naturellement, ce n’est pas le Beijing d’aujourd’hui. »

Bien d’autres découvertes sont proposées au fil de ces deux livres nécessaires - et superbement édités - pour saisir la portée de l’œuvre de Gu Cheng. On y trouve, outre les poèmes, les récits et l’entretien, une préface très éclairante des traducteurs ainsi que des repères bibliographiques très précis. Qui se terminent avec la mort tragique du poète et de sa femme, sur l’île de Waiheke. Le 8 octobre 1993, Xie Ye est découverte mortellement blessée (elle décédera à l’hôpital) et Gu Cheng pendu à un arbre, près de leur maison.

« mes désirs pour cause de Longue Marche à pas chassés
sont tout désorientés. »

 Gu Cheng : spectre en Ville suivi de Ville, 124 pages et Sur l’île, 168 pages, traduits du chinois par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, illustrations et couvertures de Catherine Denis, éditions Les Hauts-Fonds