Depuis l'enfance j'ai appris à dissimuler
me contentant de petites fugues à quelques pâtés de maisons
tournant en rond dans la cour
à distribuer des regards noirs à celles que je prétendais aimer
l'écran était ma chapelle
je me prosternais devant des corps étrangers
la grandeur des miens, une douce chimère
tout me revient alors par poignées de cendres
je me suis inventé un rêve
qui n'existe plus quand je ferme les yeux
*
L'homme fixe les deux traits noirs
au centre de son visage
déjà vieux sans prendre en âge
il hésite un moment
cherchant son coin de table
et choisit celui chargé d'images
sombre et poisseux
idéal pour y chasser à vue
guetter l'ami de passage
le seul capable
de redonner un peu de souffle
de taire l'angoisse
l'entraîner de l'autre côté du bar
où les liqueurs glauques
changent soudain de couleur
et au point du jour
sortir revigoré
l'amour à réinventer
Grégory Rateau : Imprécations nocturnes (extraits)
Or ça doncques non, la légende
de saint Sanitaire n'est grande,
très dorée ni très adorée,
sinon voire est-elle abhorrée;
car il faut bien le reconnaître
et ce sans trop se compromettre:
saint Sanitaire s'exprima
peu saintement sous nos climats.
Il s'ensuit que la platitude
ici sera mon altitude
en rimes qu'or avant je vais
yep sur ce thème deviser
des fois en paroles confuses
(et peut-être un peu trop profuses),
car fort lointain d'être angélique
est mon gros sens dur et mastic
qui ruralement s'applique à
mettre avant des pensées sans foi
ni loi mais où la joie demeure,
faisant qu'écrivant, je ne meurs.
C'est à tous ceux qui sont dessous
la nue que s'adresse avant tout
ce sermon joyeux de l'exquise
joie d'écrire en un temps de crise,
qui de me lire auront le temps,
aux malades et aux bien portants,
aux pro, aux anti, vax ou pass
(je ne prêche aucune paroisse),
à celle fin de pouvoir dire
donc chose de quoi bien peu rirent,
or qui me mit en joie congrue
ce qui sera voire mal vu
(au vu de l'ampleur des dégâts),
mais dont il chaut si poi à moi.
(...)
Quand le premier confinement
vint, advint à moi sur le champ
une incontrôlable énergie,
un remous intérieur de vie,
un bouillonnement explosif,
un contrecoup intempestif,
une agitation des plus almes,
une surexcitation calme,
un enivrement de raison,
un enthousiasme tatillon,
une exaltation contrôlée,
un élan qui met en arrêt,
une frénésie alcyonienne,
une vraie joie baudelairienne,
une émotion insoupçonnable,
Jean-Pascal Dubost : La pandémiade (extraits),
Ça allait de soi, je n'avais pas de grands-parents du côté paternel. Je m'en rends compte aujourd'hui, comme si je me frottais enfin les yeux. Mon père avait été orphelin tôt. Élevé par ma tante, sa sœur. Avais-je été de même orphelin de lui, en réplique ?
Jacques Morin : Père. Le roman du (extraits)
Un monde de peu d'écho
à la lumière affaiblie.
C'est du sein de cette pénombre dilatée
sous la balafre de brefs éclairs
que je veux t'écrire.
Je sais que les mots échoueront
à retracer les contours du décor
qui m'environne et à saisir le flux hâtif
et désordonné de ma pensée.
Mais je tente par eux de te rendre
le goût exact de ce moment
c'est ici mon seul projet
même si leurs petites ailes de lumière
ne soulèvent
qu'un terrible noyau d'obscurité.
* * *
Blanche et légère
la montagne lointaine paraît
à peine un linge
accroché au bout de quelque poteau
ou plus loin déchiqueté entre les hampes
d'une forêt de lampadaires.
Je me suis dépris de l'attrait de l'horizon
où de lentes volutes et des voiles
de brume diaphane me donnaient
par trop une idée de mon désir.
Veillez à vos contours
une vapeur d'être est vite
dévoyée avait averti le poète
Georges Henein.
Jean-Pierre Chambon : Un écart de conscience (extraits)
Éditions Le Réalgar
Blé, bleuet, les sons immédiats
se touchent et chaque silence effleure en sa boucle
bleue le grain. Sur le chemin
de paille, l'été reviendra souligner le ciel
d'un brin transparent.
Nous regarderons finir mai d'ici :
le mois fleuri s'éloigne et nous
lisons les signes bleus,
premiers bleuets.
Masque, visage secret
d'une fleur dans le blé.
Le risque colore les points nomades.
A leurs pieds nous échafaudons
le poème et le blé bleu,
la métamorphose.
* * *
Instant noué,
la robe du temps à nos pieds,
ce qui s'éloigne cesse.
Couvrant la parcelle-nuit du blé,
nous nous cachons. Nos pas
traversent les formes,
ici les bleuets unis se signent penchés :
notre nuage ne tombe ne saigne
(aucun coquelicot, l'horizon l'écarte).
Nous sommes vivant, le cri muet, le corps désarmé.
Isabelle Lévesque : Chemin des centaurées (extraits)

dans la chapelle où tu guettais la grâce
dans le sous-bois où je goûtais le monde
tout avait pris fin
tu réveillas le désir
le désir d'écrire sur des feuilles mortes
l'envie de fouiller dans l'humus
notre époque s'achevait
la suite de l'histoire dois-je la raconter
X
je ne conterai pas la débâcle des corps
les dogues de la honte nous ont montré les crocs
un jour tu vins m'offrir une série de gouaches
figures de gisants à la couleur de glaise
je voulais te voir nue
tu m'as montré ton mort
on ne revient jamais de certains sauts de pages
il vaut mieux tout quitter
ou partir sur les routes
fuir aux bibliothèques
tu m'écrivis cosa
rappelle-moi de rêver Garde-moi de moi
tu me demandais de t'aider vers l'embardée
d'être bien émeutier
alors sous la pluie cosa j'ai couru vers toi
tu étais introuvable absente porte close
je t'ai cherchée partout dans la cité odieuse
tu avais disparu et l'aube se levait
François Bordes : Cosa (extraits)
Dessins d'Ann Loubert
L'Atelier Contemporain

Le crêpe sous mes mains
Et ta peau sous le crêpe.
Des plumes pleuvent sur ton regard de nuit.
Quarante-deux robes noires,
Quarante-deux folles ivres de ton parfum,
Quarante-deux pleureuses,
Quarante-deux pendues,
Quarante-deux coupes de larmes,
Quarante-deux chapes de deuil,
Quarante-deux fois toi,
Quarante-deux linceuls qui seront charogneux
Et quarante-deux fois l'éteignoir de la mort.
Offrande d'une poupée végétale
Tu m'as offert la poupée
Pour y ficher des épingles,
Pour y planter du cristal
Et pour la gaufrer au fer.
Tu m'as offert la poupée
Pour la tatouer de pourpre,
Pour onduler ses cheveux
Et pour déflorer ses roses.
Tu m'as offert la poupée,
La grosse poupée qui pleure,
Poupée florale éplorée
Aux voilettes déchirées,
Aux violettes violées,
Tu m'as offert la poupée
Et le palmier du Brésil
Qui refleurit aux miroirs.
Gabrielle Wiittkop : Litanies pour une amante funèbre (extraits)
Préface d'Eric Dussert, Collages de Gabrielle Wittkop
Le Vampire Actif
midi l'épée
au fond de ton cœur
je veux te pleurer à vif comme
si tu avais encore à
mourir de mort
je monte vers toi cette rue
dans le soleil ta bouche
qui ne mâche plus
les plantes
sont interdites
on ne voit pas pourquoi
rien n'est possible
pas même
l'orchidée minuscule
et mauve
si les deux chambres au bout
sont pour
parler moins fort
ou pas du tout
le bruit
de l'oxygène
dans la gorge
tu n'abandonnes pas
tu dis
ce qu'il y a
c'est qu'il faut
y passer
Sereine Berlottier : Au bord (extrait)
éditions Lanskine
il est tard
très tard
et la rue Hénon conduit à un hippodrome
mal éclairé
où l'on entend des chevaux courir
sans les voir
on sait juste qu'on a parié sur certains d'entre eux
on espère être riche à l'aurore
on se réveille
au moment où l'ordre d'arrivée
est proclamé dans une langue que nous ne connaissons pas
* * *
de la musique dans l'immeuble
vers deux heures du matin
de la musique classique
du piano
et personne pour se dire
que quelqu'un balade
ses mains sur un clavier
dans l'immeuble
à deux heures du matin
tous pensent à un radio-réveil mal réglé
Frédérick Houdaer : Nuit grave (extraits)
La Boucherie littéraire

pour que l'on en fasse le récit écrivez ma vie
et racontez-la moi car je suis importante la seule
chose pouvant m'émouvoir est mon propre conte
que j'écoute chaque soir avant de m'endormir
nous sommes deux êtres blessés
contre ton corps avec ton corps
chaque maison a son haleine une haleine du
matin un peu lourde et acide mettre sa main
devant la bouche
les hirondelles gazouillent dans ma tête
elles ont chassé les craquements
je suis la table de nuit de mauvaise
qualité et de mauvais augure mauvaise
tout court on m'a laissé ici pour que craque la nuit
(quelle activité le matin les oiseaux se pourchassent
jouent et les mouches font de même
absorbées par leur course-poursuite les oiseaux
les attrapent le jeu est de manger
et d'être avalées elles ne volent pas elles
s'accrochent se soulèvent brusquement)
quelle activité la mort
les oiseaux les mouches
j'ai craqué les premières nuits exprès
pour que tu partes mes craquements irréguliers
et nets malgré toi te réveillaient
tu les identifiais tu identifiais leur provenance
c'est moi la table de nuit en formica
et tu me chasses
Camille Loivier :éparpillements (extrait)
éditions Isabelle Sauvage
Ne vivant
qu'une journée d'arpenteur
mais aussi propre à l'éclat,
par le mot fissuré,
une écriture
sans commerce
allant de soi.
Cela
et quelque chose
n'ayant pas servi,
à emporter :
une feuille
une pierre
ou l'objet sans importance
dressé en un quelconque alignement
entre le lit
et la table
mais supportant
par la main qui le saisit
sa présence
et sa perte
à n'être le témoin
de personne.
Puis n'avoir de souci
que toucher
un peu d'herbe.
Thierry Metz : Entre l'eau et la feuille (extrait)
éditions Jacques Brémond

de la cour
de l'hôpital psychiatrique
je me goinfre
durant quelques minutes
d'une pure merveille de ciel
j'ai mal à mon passé récent
mal à mon présent
peur de mon avenir
lâchez les vautours
je crois que je suis prêt
adoubé par la détresse
une pluie féroce
poignarde le bitume
sur le perron
je fume
face à l'apocalypse
jusqu'à 23h30 on peut sortir fumer
lune pleine, baies vitrées
cigarette grillée dans le froid
en compagnie du satellite
des Sioux traverseraient la cour
mi herbue mi gravillonnée
sur des alezans lancés au galop
ah ! déguerpir avec tous les presque
dire oui - s'envoler
Jean-Christophe Belleveaux : Pong (extraits)
éditions la tête à l'envers, 2017
Neige d'août
Dans la nuit, les trottoirs du vieux pont sur la Loire
sont couverts d'un tapis d'éphémères - et encore
il en neige sous les lampadaires - Fouler
la couche si douce de tant de morts si doux,
l'après silencieux d'une si moelleuse guerre -
Entre ivresse et crainte les pas sont partagés
et les voitures passent, lentement, au rythme
des essuie-glaces
A l'été réunie
Le phrasé de marcher, le swing souple des pas
sur les aiguilles de pin - dans l'ombre irriguée
de lumière, et avec le nuage sonore
de l'été, sa voix concertante - le soleil
flottant loin entre les cimes - la sueur qui
embue ses tempes - l'odeur de framboise cuite
et de fraîche citronnelle des troncs coupés -
l'ombre des branches signée sur sa peau - penser
presque à rien et s'en excuser d'un sourire :
nuages vous reviendrez ? Lentement nuages
vous charger de nous ?
Christian Degoutte : Ghost notes (extraits)
Une sorte d'anthologie. Merci Jacques
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