Affichage des articles dont le libellé est Pascal Commère. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pascal Commère. Afficher tous les articles

mercredi 13 avril 2022

Ainsi parle le mur

Le mur dont il est question dans le titre du roman de Pascal Commère est doté d’un étrange pouvoir. On dirait que tous les villageois qui avaient l’habitude de projeter leur ombre sur lui sont entrés dans sa mémoire. C’est du moins ce que remarque le narrateur. Il lui suffit de l’effleurer du plat de la main pour revoir leurs silhouettes et pour l’entendre évoquer la personnalité bien affirmée de plusieurs de ces autochtones qui formaient communauté. Jadis, il s’adossait contre lui quand il attendait Yan, homme vif et débrouillard, avec lequel il s’était lié d’amitié, dès l’enfance, le considérant comme un grand frère capable de pallier la mort du père. Mais aujourd’hui Yan est entré dans une nuit dont il ne sortira pas. Seules les pierres parlantes peuvent le remettre d’aplomb. Au travail, au cinéma, au bistrot ou à la fête foraine.

« Et d’un !, tu t’écries. Et cela d’une voix forte comme toujours lorsque tu atteins ton but, puis tu souris, détends tes bras, tandis que le forain face à toi sort une balle de son tablier, la fait tourner entre ses doigts avant de la glisser dans la culasse. Est-ce parce que je ne sais pas tirer, je me blottis contre toi. Si près que je respire une odeur d’eau de Cologne et de sueur. »

C’est grâce aux mots, avec lesquels il se sent en affinité et qu’il prend plaisir à assembler à sa guise, que le narrateur peut répercuter les faits et gestes dont il a été témoin. Ils l’aident à reconstituer la vie du village, avec ses habitudes, ses anecdotes, ses personnages, ses figures marquantes. Il y a là Petit Soleil et sa faux, Grand Joly et son tambour, l’Évêque, le boucher à la lame implacable, Bou Diou, la femme noire qui « parle toujours du Bou Diou », Roger-qui-n’était-pas-Roger, Marie-Bé qui emmène sa vache au taureau et bien d’autres dont on ne connaît le plus souvent que le surnom, « Poitrin, Tend-Cul, Baille-ta-Gueule ou Transpire ».

« Prépuce s’approche du mur. Colle son ventre à la pierre, et son ventre sur la pierre laisse une écriture jaune. Et parce que je suis seul, est-ce que tu rentres bientôt, les mots dans ma tête se bousculent, en appellent d’autres. Cacheraient-ils des ombres ? »

Au fil du récit, celui qui parle grandit, devient adolescent et découvre le monde des adultes en gardant son regard étonné. Les années défilent. Sa mémoire se remplit d’histoires. Elle est comme un mur tactile qu’il effleure, par la pensée, pour que reviennent ces scènes éparses qui défilent, s’entremêlent, donnent à voir hommes et femmes au quotidien dans un village où la plupart exercent un métier qui met leur corps à l’épreuve. C’est également le cas de Yan, que le narrateur suit en permanence, se rappelant des différents moments vécus en sa compagnie. Il le fait en fragmentant sa remémoration pour y intégrer ses visites à l’hôpital où il assiste, impuissant, à l’anéantissement de cet homme dynamique, victime d’un accident, dont seules les mains bougent encore.

« Tu semblais tout petit sur la route. Sous le choc ton corps était presque redevenu celui d’un enfant. C’était un mercredi. La veille de mon anniversaire, je m’en souviens. Tu allais chercher du ciment, c’est du moins ce qu’on m’a dit quand j’ai téléphoné. »

L’écriture de Pascal Commère est dense et prenante. Il élabore son roman par touches successives, toujours poétiques, pas forcément chronologiques (les souvenirs le sont rarement), et réussit ainsi à donner corps à une histoire où les deux personnages centraux sont entourés d’une palanquée d’autres qui ne sont en rien secondaires. Tous, avec leurs différences et leurs particularités, alimentent la chronique (courant sur quelques décennies) d’un village qu’il fait bon visiter et arpenter en lecture en se réservant, en prime, plusieurs rencontres hautes en couleurs.

Pascal Commère : Ainsi parle le mur, éditions Le Temps qu'il fait.

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

dimanche 26 mars 2017

Lieuse

Nombre de citadins se souviennent à peine qu’ils viennent de là, de ce monde dont on parle peu, ou pas, ou mal, celui des paysans devenus presque invisibles et qui ont dû changer plusieurs fois de statut ces dernières années. On les appelle désormais des producteurs (de viande, de céréales ou de lait), avec ce que cela sous-entend en termes d’activité, de performance, de rentabilité et de régime d’imposition, ce dernier impliquant une connaissance parfaite de la valeur des biens (bâtiments et matériel) et un recensement exhaustif des terres cultivées et du cheptel. Autant de choses qui leur semblaient, auparavant, devoir rester confidentielles, les actes concernant les achats et les ventes étant destinés à dormir dans une chemise à laquelle personne n’avait accès, à part, en de rares et grandes occasions, le notaire. Or, ce qu’on leur demande depuis déjà quelques décennies c’est justement de déclarer officiellement tout ce qu’ils possèdent, acquièrent, cèdent, vendent, récoltent, reçoivent, etc. Un chamboulement qui ne va pas de soi. Et qui nécessite cette aide extérieure dont ils se méfient tant.

« Outre le fait qu’il était ressenti par eux comme une inquisition, pareil inventaire les mobilisait durant des soirées, obligeant leurs doigts, habitués d’ordinaire à de tout autres travaux, à calligraphier sur des pages, ligne à ligne, des listes à la pointe Bic. »

Ce monde, Pascal Commère le connaît bien. Comptable en milieu rural, il aura passé sa vie professionnelle à côtoyer, écouter et conseiller ces hommes qui se confient peu. Il a circulé de ferme en ferme, pesé avec eux le pour et le contre, s’est adapté à leur façon d’être, a appris à interpréter leurs non-dits et à respecter leurs longs silences. Il a, peu à peu, gagné leur confiance. Leur a permis, en certaines occasions, de démêler des situations qui paraissaient inextricables, certaines l’étant d’ailleurs inexorablement, à force de déni et de fuite en avant, telle celle de ce fils qui finit par admettre, lors d’une réunion tendue autour de la table familiale, qu’il a bel et bien laissé filer l’héritage paternel.

« "Je savais pas !" Murmurait-il, et il le répéta. Ajoutant : "Que t’étais dans la déchéance..."
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »

C’est le quotidien de ces hommes secrets, taiseux, méfiants, juchés sur leur tracteur ou s’activant aux clôtures, vêtus de leur combinaison verte achetée à la Coopérative, que Pascal Commère sonde en onze récits qui sont autant de chroniques ordinaires, vues par un écrivain qui sait de quoi il parle et qui pose sur eux un regard juste et bienveillant. Il dit leur hantise (ancestrale) de la météo, la difficulté pour les plus jeunes de vivre un célibat qui les tient encore un peu plus à l’écart, leur malaise face à la paperasse qui s’accumule, la perte que représente une bête qui meurt ou une vache qui subitement « s’avorte », l’entraide qui s’organise dès que l’un d’entre eux tombe gravement malade.

« Elle glissa un regard en direction de Gilles, qui regardait à quelques centimètres devant lui sur la table, disant : "Et lui qui a été la moitié du temps à l’hôpital..." Des mots sans même un mouvement de voix, presque rien. Sans plus d’émoi. Comme provenant de quelque chose qui est, dont on ne peut rien dire ».

Les personnages que Pascal Commère évoque, en une série de suites narratives très maîtrisées, ont certes de nombreux points communs mais ils sont loin d’être interchangeables. Chacun possède son histoire, sa personnalité, son caractère. Il les saisit avec finesse et les fait évoluer dans des paysages bosselés où l’on retrouve, perdues dans la brume qui enveloppe un plateau, ou stagnant dans l’ombre qui monte d’une terre ouverte, quelques silhouettes qui ne sont pas sans rappeler celles qui se glissaient déjà entre les pages de certains de ses poèmes, dont beaucoup figurent dans l’imposante (et remarquable) anthologie 1978 – 2009 : Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 2012).

Pascal Commère : Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016.

jeudi 14 février 2013

Tashuur. Un anneau de poussière

C’est en Asie du sud-est, dans les longues steppes de Mongolie, sur des hectares d’herbes rases et de terres sèches, que Pascal Commère nous invite à le suivre. Là-bas, l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on marche. Les traces que les hommes et les troupeaux laissent derrière eux s’effacent à la vitesse du vent. C’est le domaine de l’éphémère et de l’instant présent mais aussi celui de la préparation d’un futur directement lié à la vitalité des bêtes. Il faut les mener à la rencontre de l’herbe, se déplacer fréquemment, ménager les chevaux et se faire à l’idée que « le piétinement de la horde sur la steppe » est le signe régulier et répété d’une vie en cours en ces contrées réputées rudes.

« Pour l’herbe le remuement des cheptels
ô tournis ravageur des galops en rafales,
les sept pouvoirs de la pluie – si l’eau
attendue tant et tant vient à manquer »

Pour partager, même brièvement, le quotidien de ce peuple nomade, Pascal Commère sait rester discret et disponible. Il est à l’écoute de ces hommes, de ces femmes, peu diserts mais néanmoins curieux et désireux de savoir ce qui le guide, lui qui reçoit, comme tous « ceux qui passent », sa part de repas et de respect.

« Rien ne se gagne, rien ; le sommeil disperse les songes au rythme de la steppe. Tu mords à pleines dents. Maintenant que te voici parmi eux, libre. Et fier, pour un peu. Semblable et différent. »

Ce qui le rend proche d’eux, c’est ce silence qu’il parvient à garder, ce tabac qu’il échange, cette même patience portée aux bêtes, et notamment aux chevaux qu’il n’a, depuis l’enfance, jamais vraiment cessé de côtoyer. Il se sent bien avec les cavaliers mongols qui, ne se séparant jamais de leur petit fouet nommé Tashuur, serrent, rassemblent et guident sans relâche les troupeaux. Ceux-ci forment de longues cohortes et soulèvent des nuages de poussière dans l’immensité désertique. Il les accompagne un temps. Note le soir « une ligne, ou deux, sur un carnet », revient sur une scène entrevue (« un homme aux cheveux gris très courts – il passe une main sur son visage pour détendre les rides qui viennent avec l’âge »), esquisse des portraits brefs (« Elle, peau de feu – les seins pris au bol, qui remplit au creux d’herbe un bidon d’eau terreuse »), toujours avec ce peu de mots et ces raccourcis tendus qui lui permettent de transmettre la vigueur d’un geste, la force d’une émotion ou la blessure qui lance sous le sang séché.

Avant, et après, cette incursion dans la steppe qui donne sa densité au livre, il y a l’escale (aller-retour) à Oulan-Bator (ou Ulaan Baatar), la capitale, vers laquelle convergent la plupart des pistes empruntées par les nomades qui viennent ravitailler boucheries et fourreurs.

« Mais voici qu’on cloue dans la cour les caisses assujetties au dos des bêtes bâtées avec des cordes : l’inscription en grandes lettres noires dans le sens de la largeur Destination Ulann Baatar. Empilées en tas énormes, les briques de thé faites de sang de bœuf et de feuilles de thé comprimées qui valent monnaie au Tibet, les bottes de cheval mongoles – une pleine voiture à bras, les peaux de zibeline et renard par milliers. La marchandise ! ».

En ville, le grand marché ne cesse jamais. Camions et taxis rasent les piétons. Des milliers de tougriks (la monnaie locale) changent de main. Les klaxons hurlent. Dans les rues du centre, personne ne regarde les « mendiants, estropiés de tout poil » assis à hauteur des pots d’échappement. Ici comme ailleurs, le business et la misère ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre. Cela aussi, Pascal Commère l’écrit. Ou plutôt : donne assez de clés au lecteur pour que celui-ci prenne la mesure de cette réalité. Poète, rien ne lui échappe. C’est un témoin incisif et vigilant, un homme « seul face aux mots » et à la langue qu’il ne cesse de travailler, de pétrir, créant une étrange et très probante alchimie où sang et sève, corps et terre, hommes et bêtes se trouvent, inextricablement, liés.

 Pascal Commère : Tashuur. Un anneau de poussière, éditions Obsidiane.