Nombre de citadins se souviennent à peine qu’ils viennent de là, de ce
monde dont on parle peu, ou pas, ou mal, celui des paysans devenus
presque invisibles et qui ont dû changer plusieurs fois de statut ces
dernières années. On les appelle désormais des producteurs (de viande,
de céréales ou de lait), avec ce que cela sous-entend en termes
d’activité, de performance, de rentabilité et de régime d’imposition, ce
dernier impliquant une connaissance parfaite de la valeur des biens
(bâtiments et matériel) et un recensement exhaustif des terres cultivées
et du cheptel. Autant de choses qui leur semblaient, auparavant, devoir
rester confidentielles, les actes concernant les achats et les ventes
étant destinés à dormir dans une chemise à laquelle personne n’avait
accès, à part, en de rares et grandes occasions, le notaire. Or, ce
qu’on leur demande depuis déjà quelques décennies c’est justement de
déclarer officiellement tout ce qu’ils possèdent, acquièrent, cèdent,
vendent, récoltent, reçoivent, etc. Un chamboulement qui ne va pas de
soi. Et qui nécessite cette aide extérieure dont ils se méfient tant.
« Outre le fait qu’il était ressenti par eux comme une inquisition,
pareil inventaire les mobilisait durant des soirées, obligeant leurs
doigts, habitués d’ordinaire à de tout autres travaux, à calligraphier
sur des pages, ligne à ligne, des listes à la pointe Bic. »
Ce monde, Pascal Commère le connaît bien. Comptable en milieu rural,
il aura passé sa vie professionnelle à côtoyer, écouter et conseiller
ces hommes qui se confient peu. Il a circulé de ferme en ferme, pesé
avec eux le pour et le contre, s’est adapté à leur façon d’être, a
appris à interpréter leurs non-dits et à respecter leurs longs
silences. Il a, peu à peu, gagné leur confiance. Leur a permis, en
certaines occasions, de démêler des situations qui paraissaient
inextricables, certaines l’étant d’ailleurs inexorablement, à force de
déni et de fuite en avant, telle celle de ce fils qui finit par
admettre, lors d’une réunion tendue autour de la table familiale, qu’il a
bel et bien laissé filer l’héritage paternel.
« "Je savais pas !" Murmurait-il, et il le répéta. Ajoutant : "Que t’étais dans la déchéance..."
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »
C’est le quotidien de ces hommes secrets, taiseux, méfiants, juchés
sur leur tracteur ou s’activant aux clôtures, vêtus de leur combinaison
verte achetée à la Coopérative, que Pascal Commère sonde en onze récits
qui sont autant de chroniques ordinaires, vues par un écrivain qui sait
de quoi il parle et qui pose sur eux un regard juste et bienveillant. Il
dit leur hantise (ancestrale) de la météo, la difficulté pour les plus
jeunes de vivre un célibat qui les tient encore un peu plus à l’écart,
leur malaise face à la paperasse qui s’accumule, la perte que
représente une bête qui meurt ou une vache qui subitement « s’avorte »,
l’entraide qui s’organise dès que l’un d’entre eux tombe gravement
malade.
« Elle glissa un regard en direction de Gilles, qui regardait à
quelques centimètres devant lui sur la table, disant : "Et lui qui a été
la moitié du temps à l’hôpital..." Des mots sans même un mouvement de
voix, presque rien. Sans plus d’émoi. Comme provenant de quelque chose
qui est, dont on ne peut rien dire ».
Les personnages que Pascal Commère évoque, en une série de suites
narratives très maîtrisées, ont certes de nombreux points communs mais
ils sont loin d’être interchangeables. Chacun possède son histoire, sa
personnalité, son caractère. Il les saisit avec finesse et les fait
évoluer dans des paysages bosselés où l’on retrouve, perdues dans la
brume qui enveloppe un plateau, ou stagnant dans l’ombre qui monte d’une
terre ouverte, quelques silhouettes qui ne sont pas sans rappeler
celles qui se glissaient déjà entre les pages de certains de ses
poèmes, dont beaucoup figurent dans l’imposante (et remarquable)
anthologie 1978 – 2009 : Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 2012).
Pascal Commère : Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016.
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