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mercredi 2 mars 2016

Pourquoi je lis "Les Amours jaunes" de Tristan Corbière

" Allons ! Tristan ! Bon chien sans race, / Croisé de guigne et de dégoût, / Donne ta chaîne et prends ma place : / J’aboierai contre les matous ! ", Tristan Corbière.


Tristan Corbière est mort à Morlaix, dans le Finistère, le premier mars 1875. Son seul livre, Les Amours jaunes, composés de 101 poèmes, avait été publié deux ans plus tôt, à compte d’auteur, chez les frères Glady, imprimeurs à Paris. 140 ans plus tard, le livre est toujours bien présent. Et la figure du poète également. Ni l’un ni l’autre n’ont été aspirés par l’invisible pompe, pourtant vorace, qui alimente jour après jour la grande fosse où gisent des dizaines de milliers de disparus de la littérature.

Si Corbière doit sa survie à l’originalité de ses textes, à ses raccrocs, à ses rognures, à ses cassures, à ses chants et dé-chants, à ses tangages, à ce ressac brisé qu’il rend si haletant, à sa faculté d’embarquer, au quart de tour, le lecteur pour un cabotage insensé, par temps de chien, à bord d’un rafiot d’infortune à quelques encablures à peine de la côte, il doit également une fière chandelle à Verlaine qui, en l’incluant en 1884 dans le volume Les poètes maudits (aux côtés de Rimbaud et de Mallarmé, entre autres) fut l’un des premiers à le faire connaître. L’étonnant, c’est que, depuis, et régulièrement, d’autres passeurs (ainsi Tristan Tzara, Henri Thomas, Gérard Macé, Emmanuel Tugny) ont régulièrement pris le relais, expliquant ce qui, dans une œuvre restreinte mais foisonnante, les aidait à aller de l’avant et à se sentir quelques affinités avec cet auteur à la plume redoutable (et à la santé fragile) qui aura pauvrement ri (de lui) et maladroitement aimé (jaune) durant son bref passage sur terre.

Cette fois, c’est Frédéric Houdaer qui dit comment et pourquoi Les Amours jaunes continuent de l’accompagner. Il lui arrive d’ailleurs de croiser l’ombre du poète à l’improviste. Cela se passe dans des territoires infimes et imaginaires. Il peut également percevoir quelques traits de sa personnalité créative chez tel ou tel musicien, cinéaste ou poète contemporain. Ce sont des concordances qui ne peuvent être détectées que par un lecteur averti. Ce qu’il est, assurément, lui qui glisse, au fil d’un essai qui oscille entre récit et critique littéraire, de judicieuses citations qui éclairent le parcours escarpé du « poète contumace ». Il en retrace les grandes étapes. Rappelle ce qu’il doit, dans sa recherche, à ceux qui, avant lui, s’y sont collés, notamment Jean-Luc Steinmetz, l’auteur d’Une vie à peu près, qui reste, de loin, la meilleure biographie publiée à ce jour. Il montre combien Les Amours jaunes demeure un livre actuel. Insiste sur le bienfait qu’il y a à s’y replonger régulièrement. Et, ce faisant, ouvre (en toute subjectivité) de nouvelles portes pour inciter ceux qui ne le connaîtraient pas encore à entrer dans ce « monstre de livre ».

« Trente ans après sa découverte, Corbière reste un événement inouï dans mon parcours de lecteur. Seules mes découvertes (plus tardives) de Richard Brautigan et de Réjean Ducharme peuvent lui être comparées. Qu’ai-je trouvé dans ce recueil ? Une planche de salut, pour commencer. »

L’ouvrage de Frédérick Houdaer est le troisième titre de la collection Les Feux Follets, constituée de courts essais « critiques et élogieux » où des écrivains contemporains parlent de l’attrait que continue d’exercer sur eux tel ou tel livre.

Frédérick Houdaer : Pourquoi je lis Les Amours jaunes de Tristan Corbière, Le Feu Sacré éditions.

Le blog de Frédérick Houdaer s’ouvre ici.


lundi 19 septembre 2011

Tristan Corbière, "Une vie à-peu-près"

Si de nombreux livres, essais, études et articles ont été consacrés à l’œuvre de Tristan Corbière, il n’existait pas à ce jour, hormis celle de René Martineau, publiée en 1905 (puis rééditée, revue et augmentée en 1925), de véritable biographie concernant l’auteur des Amours jaunes, dont l’existence fut brève (1845-1875), secrète et marginale, au point qu’il fut assez vite étiqueté « poète maudit », ce qui est rarement signe de très bonne santé posthume, pour quelque poète que ce soit. L’appellation, en l’occurrence signée Verlaine, était néanmoins, à l’époque, plus circonstanciée et moins rédhibitoire qu’elle ne l’est désormais. Collective, elle fut en effet également attribuée, dans un même élan, à Rimbaud et à Mallarmé.

« Des maudits, Verlaine n’en avait que trop croisés en lisant les poèmes de Rimbaud, par exemple, évoquant dans Paris se repeuple « la clameur des maudits », affirmant dans L’Homme juste : « Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide » et assurant dans Une saison en enfer  : « Maintenant je suis maudit ».

Reste que si l’adjectif s’avérait alors en phase avec les écrits des uns et des autres, Corbière en usant aussi vis à vis de lui-même (« Mais ma musique est maudite, / Maudite en l’éternité »), il y avait beaucoup à faire, de nombreuses recherches à entreprendre, des documents à retrouver et à vérifier, des voyages à restituer, des poèmes à relire et à interpréter, pour sortir de l’ombre les années les plus méconnues de cette existence (celles qui vont de 1863 à 1869) avant d’espérer relier entre elles les séquences d’un parcours atypique. C’est ce à quoi s’est attelé Jean-Luc Steinmetz pour donner, en 500 pages, une somme capable de mettre un peu plus en lumière Corbière et ce qu’il appelait son « monstre de livre ».

Steinmetz avance avec méthode. Il remonte d’abord la généalogie. S’arrête posément sur Édouard Corbière, le père à la haute stature, tour à tour capitaine, journaliste, écrivain de romans de mer (dont le plus célèbre fut Le Négrier), homme écouté et influent. Ce faisant, il démonte une idée fort répandue qui voudrait que père et fils se soient ardemment affrontés, le second désirant, par l’écriture, répondre avec fougue, ironie et mordant, maniant à l’extrême ce sens aigu de la moquerie et du sarcasme qu’on lui connait, à l’aura écrasante du premier. Or, il n’en est rien. Steinmetz, extraits de lettres et références à l’appui, montre, au contraire, l’étroite connivence qu’il y avait le plus souvent entre eux, celle-ci dépassant leur commune fascination pour la mer...

Il s’attarde ensuite sur la famille Corbière, unie et aisée, solidaire, formant presque clan et ne ratant pas une occasion de se réunir dans les lieux (château, manoirs ou maisons bourgeoises) qui leur appartenaient à Morlaix et dans ses environs. L’idée du poète rejeté est battu en brèche. Tristan est entouré. Sa santé précaire et son physique squelettique ne l’empêchent pas d’avoir des amitiés fortes. Il côtoie des jeunes de son âge. Il a, de plus, des aptitudes à la navigation, partant en mer, surtout par gros temps, et parfois en bonne compagnie. L’image d’un Tristan reclus et caché à Roscoff, où sa famille possède une maison dont il est souvent l’unique occupant, s’effrite en partie. Certes, le poète connait la solitude et doit porter un corps douloureux. Qu’il n’hésite pas à mettre à l’épreuve (ou à l’amende). De l’océan et de l’alcool quand il stationne tard le soir à l’auberge Le Gad où il retrouve des peintres qui y séjournent durant les mois d’été. C’est avec eux qu’il se sent le plus en harmonie. Cela n’a rien d’étonnant. Corbière s’est toujours adonné au dessin, à la peinture et surtout à la caricature pour laquelle il développe un don particulier. Cet aspect souvent oublié est ici très justement saisi. Ses faveurs vont plus aux peintres qu’aux poètes. Le plus proche se nomme Jean-Louis Hamon. C’est en sa compagnie qu’il s’embarquera pour l’Italie, visitant Rome et séjournant pendant plusieurs mois (dans l’hiver 1869/1870) à l’hôtel Pagano à Capri. C’est là-bas qu’il écrira une première version du poème en cinq quatrains Le fils de Lamartine et de Graziella  que l’on retrouvera quatre ans plus tard dans Les Amours jaunes. Le ton et les traits d’esprit, inimitables et cinglants, y sont déjà.

« À l’île de Caprée où la mer de Sorrente
Roule un flot hexamètre où fleurit l’oranger,
Un naturel se fait une petite rente
En Graziellant l’étranger...

Et l’étrangère aussi, confite en Lamartine,
et qui vient égrainer chaque vers sur les lieux ;
Il leur sert son profil et c’est si bien sa mine
qu’on croirait qu’il va rendre un vers harmonieux. »

Jean-Luc Steinmetz, fouillant lettres et témoignages, le suit pas à pas, surtout dans les six dernières années de sa vie, période où les indices restent les plus fiables et durant laquelle il conçoit son unique ouvrage. Il voyage, revient à Roscoff, rencontre un soir chez Le Gad le comte Rodolphe de Battine et sa compagne, Armida Julia Josephina Cucchiani, dite « Herminie », dont on ne sait, à vrai dire, pas grand chose si ce n’est qu’elle est actrice. Cette rencontre, qui date du printemps 1871, va profondément changer sa vie. Il ne quittera pratiquement plus le couple, devenant ami du comte et amant torturé – réel ou imaginaire – de celle qui hantera et bousculera (Tristan se rossant plus que de coutume) plusieurs pièces des Amours jaunes. C’est avec le couple Battine qu’il se rend à nouveau à Capri. C’est probablement eux qui l’incitent également à quitter Roscoff pour se fixer à Paris en 1872. Il laissera dès lors vareuse, cuissardes et ciré à la cave pour se fondre dans la foule, se rendre aux concerts et retrouver ses amis peintres dans les bars ou brasseries. L’un d’entre eux, Camille Dufour, témoigne :

« Tristan déjeunait à des heures bourgeoises, tantôt à la Brasserie Fontaine avec moi, tantôt chez lui, où il hébergeait le peintre Gaston Lafenestre, par qui je l’ai connu. Le soir il dinait généralement chez le comte de B., avec qui il s’était lié quand celui-ci alla soigner sur le rivage de la Manche une blessure reçue en 70. »

Il habite rue Frochot, à quelques numéros de chez Degas, qu’il croise sans doute mais sans le connaître. Corbière, à Paris, vit, peint et écrit en passant totalement à côté des mouvements en vogue. Ce n’est pas un homme de réseaux. Il a un projet à mener : le sien. Après, il va vite mourir, il le sait. Il ne s’intéresse pas plus aux Parnassiens qu’aux Impressionnistes. C’est pourtant là-bas qu’il va donner une autre impulsion à son livre. Les sections maritimes (Armor et Gens de mer) qui formaient jusqu’alors le cœur de l’œuvre sont précédés de quatre autres parties (Ça, Les Amours Jaunes, Sérénades des sérénades et Raccrocs) où apparaît une nouvelle tonalité, une ouverture caractérisée par les poèmes d’amour et ce qu’il appelle, vie parisienne et référence appuyée à Murger (qu’il vénère) obligent, sa « bohème de chic ». L’ensemble se termine par Rondels pour après, textes qui disent, toujours sur le mode de l’auto-dérision et du rire jaune, le peu d’illusion qu’il nourrissait tant pour sa survie physique que littéraire.

C’est tout cela que Steinmetz transmet en pointillés, en jouant sur le réel et le probable. Il ne peut d’ailleurs procéder autrement. Suivre Corbière d’un bout à l’autre de son passage sur terre (qui se terminera le 1 mars 1875) est impossible. Il y a de nombreuses périodes où l’on perd sa trace. Il ne subsiste que quatre lettres pour connaître les douze dernières années de sa vie. Difficile, dans ces conditions, de ne pas s’en tenir parfois à des interprétations personnelles et aléatoires.

« Une vie à-peu-près » est désormais le travail biographique le plus abouti concernant le poète et l’homme Tristan Corbière. La dernière partie du volume attire l’attention sur l’intérêt suscité par Les Amours jaunes dès sa parution. L’ouvrage, publié à 500 exemplaires à compte d’auteur en 1873 par les frères Glady, a d’emblée reçu un bel accueil. Le premier article le concernant, signé Émile Blémont, est d’une grande qualité critique. Si, peu après, Verlaine le salue avec encore plus de verve, d’autres, très vite, et en premier lieu Jules Laforgue, vont exprimer ce qu’ils ressentent de neuf, de cassé, de volontairement déréglé chez Corbière :

« Toujours le mot net – il n’y a pas un autre artiste en vers, plus dégagé que lui du langage poétique. Chez les plus forts vous pouvez glaner des chevilles, images – soldes poétiques, ici pas une : tout est passé au crible, à l’épreuve de la corde raide. »

Puis viendront, entre autres, égrenés au fil du temps, (brisant ces clichés atterrants qui, oubliant les trois quarts du livre, ne l’entrevoyaient que breton, marin, esseulé et malade) les hommages nets et précis de Huysmans, de Tzara, de Breton (qui lui fera une place dans son Anthologie de l’humour noir), de T.S. Eliot, d’Ezra Pound et de Lovecraft (qui l’évoque en préface de L’Appel de Cthulhu)... De quoi inciter les curieux à se plonger ou à se replonger dans une œuvre unique, celle d’un être qui, se disant « poète en dépit de ses vers », n’a pas fini, loin s’en faut, de trouver, d’émouvoir et de repêcher de nouveaux lecteurs.

« Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... - Horreur ! -

… Il chante. - Horreur !! Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre. »

 Jean-Luc Steinmetz : Tristan Corbière, "Une vie à-peu-près", éditions Fayard.

samedi 19 mars 2011

Tristan Corbière à Liscorno

La nuit où Tristan Corbière s'est invité dans la mansarde à Liscorno pour ne plus vraiment en ressortir est bien cochée dans ma mémoire. Je dois au poète contumace, au crapaud qui chante, à celui qui savait plus que quiconque ce que rogner (et rognures) voulait dire en poésie, la première lecture qui m'a physiquement bousculé. Ses strophes ont serré ferme et sans préambule (par temps de chiens, courant de la mer d'Iroise jusqu'au Cap Horn) des poches de chairs sensibles à l'intérieur du ventre avant d'attaquer l'invisible réseau des nerfs pour finir par toucher au plafond les pattes de l'araignée qui en un éclair a électrisé des zones où lire et écrire se chevauchaient. 

Tout est parti de là. Sans transe, sans sueur, sans visions floues. C'était l'hiver. Interminable et boueux. Auparavant, pour rentrer, j'avais pris le car à la gare routière de Saint-Brieuc. Long ruban de bitume gris bordant la mer sous la pluie. Repas, silence, devoirs. Puis escalier, draps froids et livre à peine sorti du cartable que déjà (le voilà) grand ouvert sous le menton. C'est à cet instant qu'il a débarqué. Quelques vers sortis de « ça », ou si l'on préfère de lui, perdu dans un monde parisien où il avait appris à ne jamais faire le beau et à désécrire du mieux possible, loin du port de Roscoff, dans un
« Bazar où rien n'est en pierre,  
Où le soleil manque de ton »,
quelques vers précédés d'un « What ? » ironiquement attribué à Shakespeare et servant d'épitaphe à l'autoportrait sans concession ont suffi. Il s'est immiscé sous les ardoises avec ses os grinçants, son lyrisme en rupture de ban et ce corps mal en point qu'on lui connaît bien, celui d'un squelette ambulant et dégingandé, secoué par de fréquentes quintes de toux sèche. 
 Il n'a pas mis longtemps à sortir des Amours jaunes pour étirer sa frêle silhouette de chat écorché sous l'ampoule. Il portait en lui sarcasme, désarroi, réconfort et offrait, mine de rien, venu de sa très lointaine mort (cette nuit-là, elle frôlait presque le premier siècle), un peu de ce mal être frotté d'écume qui m'allait droit au cœur. 

Je crois que ce sont d'abord mer et mort qui m'ont cogné dessus. L'une tonitruante et l'autre empreinte de douceur, l'une en rage, éructant, gueulant, ballotant avec fureur des hommes postés à bord de chaloupes prêtes à se briser sur les premiers récifs venus et l'autre étonnamment disposée au calme, aux caresses, à l'oubli, au répit. Corbière semblait vénérer l'une et l'autre en espérant atteindre leurs rives au plus tôt afin d'y déposer ses douleurs, ses infortunes, ses grimaces, ses fantaisies et, basta, rompre enfin les amarres avec cette vieille terre où ses os et ses bronches pourries ne faisaient de lui qu'un éclopé de plus. Je crois que ce sont ces traits nets, où se mélangeaient envie d'en découdre et colère de devoir porter ce corps incapable de le mener là où il aurait aimé s'exprimer (tant en mer qu'au fond du lit de celle qu'il appelait Marcelle), qui m'ont rendu proche de cet homme à qui il m'arrive encore de donner de fréquents rendez-vous. Ceux-ci se déroulent de moins en moins souvent dans la mansarde familiale mais plutôt dans un bar discret, dans un de ces lieux étroits et chaleureux où les verres s'entrechoquent et se vident à petites goulées, comme il aimait jadis le faire, savourant tabac, alcool, désir en bonne compagnie, le soir sous les lumières jaunes de l'auberge Le Gad à Roscoff.

Logo : portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff en 1873 ou 1874.