La nuit où Tristan Corbière s'est invité dans la mansarde à Liscorno pour ne plus vraiment en ressortir est bien cochée dans ma mémoire. Je dois au poète contumace, au crapaud qui chante, à celui qui savait plus que quiconque ce que rogner (et rognures) voulait dire en poésie, la première lecture qui m'a physiquement bousculé. Ses strophes ont serré ferme et sans préambule (par temps de chiens, courant de la mer d'Iroise jusqu'au Cap Horn) des poches de chairs sensibles à l'intérieur du ventre avant d'attaquer l'invisible réseau des nerfs pour finir par toucher au plafond les pattes de l'araignée qui en un éclair a électrisé des zones où lire et écrire se chevauchaient.
Tout est parti de là. Sans transe, sans sueur, sans visions floues. C'était l'hiver. Interminable et boueux. Auparavant, pour rentrer, j'avais pris le car à la gare routière de Saint-Brieuc. Long ruban de bitume gris bordant la mer sous la pluie. Repas, silence, devoirs. Puis escalier, draps froids et livre à peine sorti du cartable que déjà (le voilà) grand ouvert sous le menton. C'est à cet instant qu'il a débarqué. Quelques vers sortis de « ça », ou si l'on préfère de lui, perdu dans un monde parisien où il avait appris à ne jamais faire le beau et à désécrire du mieux possible, loin du port de Roscoff, dans un
« Bazar où rien n'est en pierre,
Où le soleil manque de ton »,
quelques vers précédés d'un « What ? » ironiquement attribué à Shakespeare et servant d'épitaphe à l'autoportrait sans concession ont suffi. Il s'est immiscé sous les ardoises avec ses os grinçants, son lyrisme en rupture de ban et ce corps mal en point qu'on lui connaît bien, celui d'un squelette ambulant et dégingandé, secoué par de fréquentes quintes de toux sèche.
Il n'a pas mis longtemps à sortir des Amours jaunes pour étirer sa frêle silhouette de chat écorché sous l'ampoule. Il portait en lui sarcasme, désarroi, réconfort et offrait, mine de rien, venu de sa très lointaine mort (cette nuit-là, elle frôlait presque le premier siècle), un peu de ce mal être frotté d'écume qui m'allait droit au cœur.
Je crois que ce sont d'abord mer et mort qui m'ont cogné dessus. L'une tonitruante et l'autre empreinte de douceur, l'une en rage, éructant, gueulant, ballotant avec fureur des hommes postés à bord de chaloupes prêtes à se briser sur les premiers récifs venus et l'autre étonnamment disposée au calme, aux caresses, à l'oubli, au répit. Corbière semblait vénérer l'une et l'autre en espérant atteindre leurs rives au plus tôt afin d'y déposer ses douleurs, ses infortunes, ses grimaces, ses fantaisies et, basta, rompre enfin les amarres avec cette vieille terre où ses os et ses bronches pourries ne faisaient de lui qu'un éclopé de plus. Je crois que ce sont ces traits nets, où se mélangeaient envie d'en découdre et colère de devoir porter ce corps incapable de le mener là où il aurait aimé s'exprimer (tant en mer qu'au fond du lit de celle qu'il appelait Marcelle), qui m'ont rendu proche de cet homme à qui il m'arrive encore de donner de fréquents rendez-vous. Ceux-ci se déroulent de moins en moins souvent dans la mansarde familiale mais plutôt dans un bar discret, dans un de ces lieux étroits et chaleureux où les verres s'entrechoquent et se vident à petites goulées, comme il aimait jadis le faire, savourant tabac, alcool, désir en bonne compagnie, le soir sous les lumières jaunes de l'auberge Le Gad à Roscoff.
Logo : portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff en 1873 ou 1874.
Logo : portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff en 1873 ou 1874.
Bonjour, cette fois-ci je découvre votre blog et comprends d'autant mieux votre commentaire de la biographie Corbière. A.P
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