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dimanche 27 septembre 2015

Ponge, pâturages, prairies

Que puis-je dire, maintenant que j’atteins l’âge où lui-même est mort, de notre longue relation ?

Nîmes, le 10 août 1988. Philippe Jaccottet est présent, avec une vingtaine d’autres, devant le caveau ouvert où va bientôt reposer le corps de Francis Ponge. Il évoque la cérémonie dans un texte aussi sobre que celle-ci et avec une propension à être simultanément là et pas là qui lui permet de ramener à nouveau, et pendant quelques instants, de ce côté-ci de la terre celui qui  n’y est plus. La façon avec laquelle il convoque le poète en se remémorant ce dernier hommage est on ne peut plus attachante. Il s’arrange pour prolonger ce moment partagé en y insérant des retours au passé (les discussions lors de ses visites rue Lhomond) et en s'attelant, par touches successives, à la description du lieu où sa pensée prend forme. Il y ajoute le calme de l’été, l’enceinte ombragée, le chant des cigales, la lecture d’un psaume de David puis celle du Pré par Christian Rist et l’extrême retenue des proches.

« Un pasteur si extraordinairement modeste et discret qu’on l’a pris d’abord, quand il est descendu de sa bicyclette et l’a accotée au mur du porche, pour un aide-jardinier, (…) choisit de lire au seuil de la tombe, “parce que le défunt avait été un poète”, expliqua-t-il, lui qui ne l’avait probablement jamais lu, un psaume, l’un des plus familiers à quiconque a reçu une éducation chrétienne : “L’Éternel est mon berger”... »

Mais Jaccottet ne s’en tient pas là. Il explique, dans un autre texte, bien plus long et tout aussi fouillé que le précédent, ouvrant plusieurs parenthèses, flânant au fil de sa réflexion, ce qui le lie à celui qu’il a d’abord admiré avant qu’ils ne deviennent amis, et ce qui parfois le sépare de lui. Ponge maîtrisait l’art de la provocation avec un aplomb qui pouvait irriter. Le piédestal sur lequel il plaça Malherbe, le situant très au-dessus de Góngora, de Cervantès et de Shakespeare, le laisse, par exemple, pantois. Il explique son désaccord. Et d’autres encore, inhérents à la personnalité d’un homme qui aimait lancer des défis, sans que ceux-ci n’altèrent leur amitié.

« Ces outrances, derrière lesquelles il me semble voir transparaître le sourire quelque peu chinois de l’auteur, n’étaient-elles pas, pour une part (…), la juste dose d’alcool fort qu’il lui fallait pour se lancer à l’assaut des vieilles citadelles lyriques et démolir le sempiternel “manège” – c’était son terme – ancien ? »

Ses réserves restent extrêmement pondérées. Il y a chez Jaccottet beaucoup de reconnaissance vis à vis de Ponge. Il dit d’ailleurs qu’il n’aurait pas été capable d’écrire certains de ses textes s’il ne l’avait pas lu.
Dans sa postface, datée de décembre 2013, il revient, alors que bien des années se sont écoulées depuis ce jour du mois d’août 1988, sur leur longue relation. Il se déleste de détails qu’il n’avait jusqu’alors jamais donnés à lire, disant et rappelant à nouveau ce qui, indéfectiblement, les lie.

« Persistait (...) en moi un grand souci de rester juste envers un auteur que je n’ai cessé d’admirer (mais, cela ressort à l’évidence de ce texte, non sans de sérieuses réserves quelquefois) et envers un homme pour qui je n’ai jamais cessé non plus de nourrir une grande affection. »


 Philippe Jaccottet : Ponge, pâturages, prairies, Le Bruit du temps