Du temps où Jean-Claude Leroy rencontrait Albert Cossery, rue de Seine,
à Paris, celui-ci lui conseillait d’aller vivre dans un pays pauvre,
ajoutant que Là-bas seulement il peut se passer quelque chose.
Partageant depuis longtemps le point de vue de l’écrivain égyptien, il
n’a pas eu besoin de se faire prier pour suivre à la lettre ses
recommandations. Il y eut une époque où il partait chaque année en Inde.
Puis ce fut en Égypte. Avant d’alterner les destinations, économisant
assez pour pouvoir voyager hors saison et passer l’hiver dans un pays ou
dans l’autre.
« Dans les romans d’Albert Cossery (…) j’ai appris la noblesse d’être
sans biens, sans attaches, appris la fraternité vraie, sans pitié, la
vigueur salubre de l’humour et l’hostilité résolue à l’empire des
ambitions et des honneurs. »
Il est à Alexandrie, logeant au Blue Riviera Hôtel depuis deux mois
quand, fin janvier 2011, le Printemps arabe, qui vient de mettre fin au
règne de Ben Ali en Tunisie, se propage dans les pays voisins, gagnant
rapidement l’Égypte. Là-bas, il se passe en effet quelque chose.
Un soulèvement qui s’amplifie en prenant des allures de révolution, les
manifestants exigeant le départ du dictateur qui dirige le pays depuis
trente ans.
« En fin d’après-midi, la manifestation se balade sur un nouveau
parcours. La foule apparaît toujours aussi nombreuse et hardie, tout le
monde est là, des jeunes enfants jusqu’aux gens les plus âgés. Une
clameur impressionnante prononce : "Horreya ! Horreya ! (Liberté ! Liberté !)" .
D’autres préfèrent crier : "Merci à la Tunisie de nous avoir appris
quelque chose d’important". Je suis avec Nessim, il me traduit les
slogans. Beaucoup sont bien sûr anti-Moubarak, tel que : "Jugez-le !
Jugez-le !" Et le plus courant, repris en cœur : "Chaâb yourid esquat ennidham (Le peuple veut la fin du régime"). »
C’est ce soulèvement d’une ampleur exceptionnelle qu’il s’attache à
décrire jour après jour. Il participe aux manifestations. Prend des
photos (ce qui lui vaudra quelques ennuis). S’informe en consultant les
journaux. Suit, sur la chaîne Al Jezirah, les grands
rassemblements qui ont lieu, simultanément, place Tahrir au Caire. Il
est souvent accompagné par Nessim, un poète saoudien qui séjourne dans
le même hôtel que lui. Il note simplement ce qu’il voit, ce qu’il
ressent et se laisse porter par la soif de liberté émanant des
impressionnants cortèges qui envahissent les rues d’Alexandrie. Il
connaît bien le pays dont (et d’où) il parle. C’est en témoin avisé et
attentif qu’il s’exprime. Il le fait en s’adressant, tout au long du
livre, à une amie qui vit à Montréal et qui possède également une bonne
connaissance de l’histoire, de la culture, de la politique et de la
société égyptienne. Les mouvements en cours vont crescendo et
aboutiront, le 11 février 2011, à la chute du président.
L’intensité du moment ne l’empêche pas de revenir sur quelques uns de
ses précédents séjours en Égypte. Un personnage en particulier
resurgit. Il s’appelle Pierre. Celle à qui il s’adresse l’a également
connu et côtoyé au Caire. L’homme a disparu des radars. Nul ne sait s’il
est encore de ce monde. Jean-Claude Leroy l’invite dans son récit. Sa
présence y est d’ailleurs fort remarquée et ses humeurs, ses utopies,
ses projets culturels et sa prestance y sont pour beaucoup. Il se
souvient notamment du jour où il lui avait parlé de Jan Palach,
l’étudiant tchèque qui s’était aspergé d’éther et d’essence avant de
s’enflammer, place Venceslas, à Prague, en janvier 1969 et ne peut pas
ne pas penser aux nombreuses personnes qui se sont transformées en
torches vivantes depuis le début de ce Printemps arabe. La vie brûle.
Des hommes brûlent leur vie. Cela a débuté avec Mohamed Bouazizi en
Tunisie. Puis d’autres ont suivi. Se sont sacrifiés en Algérie, au
Yémen ou ailleurs.
« En Tunisie, un homme qui prend feu, puis d’autres. Une révolte qui
devient révolution, un président qui prend la fuite. Un homme qui prend
feu en Égypte, puis d’autres qui, par soutien, pareillement s’immolent.
Alors, venant de jeunes gens, je crois, des appels surgissent, qui
intiment de ne pas tous les imiter mais au contraire de rester vivants,
et même... de le devenir. »
Tandis qu’il se trouve à Alexandrie – qu’il quittera bientôt pour
rejoindre Le Caire – Jean-Claude Leroy apprend la mort, dans un
accident de la route, de l’un de ses amis en Inde. La nouvelle le
bouleverse. Et le ramène instantanément dans ce pays où s’était établi
celui dont la vie s’est brusquement arrêtée.
« J’ai l’ami en tête, il vit et il occupe ma pauvre tête qui n’est plus nulle part ailleurs qu’en Inde du Sud. »
Cet événement tragique intègre naturellement le récit qui s’écrit au
fil des jours. Il en sera de même, quelques semaines plus tard, quand
interviendra la catastrophe nucléaire de Fukushima. Ce sera une autre
brûlure. Qu’il ressentira au plus profond de lui et qu’il évoquera avec
des mots précis. En propulsant à nouveau son texte dans un autre lieu.
Le récit de Jean-Claude Leroy est habilement structuré et bien
documenté. Se rapprochant parfois du journal de bord, il foisonne de
rencontres étonnantes et attachantes. Il suit la chronologie des
événements et permet au lecteur, grâce à son regard avisé, à sa
sensibilité en émoi, à son écriture juste, descriptive et narrative, de
s’immerger dans cette période particulière qui aura vu, en quelques
semaines, des millions de gens en quête de liberté et de démocratie
marquer de leur empreinte l’Histoire de leur pays.
Jean-Claude Leroy : La vie brûle, éditions Lunatique.