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mardi 12 novembre 2024

Métastase

Il est bon de se glisser derrière la rangée d’arbres qui cache la forêt poétique et de pénétrer dans les sous-bois pour rencontrer les auteurs qui œuvrent dans l’ombre, préférant la lumière intérieure à celle des projecteurs. Alain Le Beuze est l’un d’entre eux. Discret, voire même secret, il faut aller vers lui, ouvrir ses livres, lire et écouter ce qu’il a à nous dire.

« La pomme
sans rien dire
fait plier la branche
sous le poids de ses rapines

 

aucun remords

en son firmament
une étoile

captive fleur d’avril
étincelle jaillie d’une chimie

où dorment les vergers »

Ces dernières années, il a surtout cheminé en compagnie des peintres, réalisant plusieurs livres d’artistes publiés à tirages limités. Ce fut le cas de Fontaines, une série de poèmes en prose conçus pour célébrer ces lieux souvent abandonnés, dédiés à tel saint, telle sainte, et de Turbulence du signe, autre série dans laquelle il interroge son rapport à l’écriture et la lente, étonnante, survenue de celle-ci. Les textes de ces deux livres sont ici repris.

« Depuis des années aucune ombre ne vient s’agenouiller. Les années ont perdu leurs croyances. La fontaine oublierait presque qu’elle a été fontaine sacrée, que son eau a sauvé des douleurs toute une lignée de malades, que des mains la fleurissaient par peur du trépas, en oubliant presque de vivre. »

Alain Le Beuze évoque en avant-propos sa façon de concevoir le poème, de le faire tenir sur la page, de lui donner son et sens, de trouver les mots justes, de les assembler afin de créer un " lieu-poème " destiné à devenir " l’intérieur de votre propre corps, de votre mental soumis aux péripéties de votre errance ".

Ces propos s’adaptent on ne peut mieux à Stase, séquence placée au centre du livre et constitué de poèmes nés dans la douleur et l’incompréhension, puis dans l’acceptation, à l’époque où le sida ne laissait pratiquement aucune chance aux malades. Ces poèmes disent, avec une grande pudeur et dans une implacable justesse de ton, l’agonie et le départ de l’ami.

« ton corps ne répond plus
qu’aux interrogatoires de la douleur

tu m’exclus
de tes monologues

parole confisquée
reléguée aux souvenirs

sous l’ombre des pinèdes
dans nos étés fous »

En moins de trente pages, d’une intensité, d’une gravité extrême, tout est dit ou suggéré. Le lecteur sait dès lors qu’il doit garder le silence. Il n’y a rien ajouter aux mots du poète, si ce n’est de dire que Stase forme un bloc d’une force considérable.

« à la fin la morphine
devint ta petite Antigone

elle jetait en toi
des poignées de lumière

défiant
la régence de la douleur

mais ton corps

a cédé aux avances du froid

aux premières neiges

lorsque Antigone fut arrêtée. »

Le corps (condamné ou empêché, empli de désirs ou de craintes) est très présent dans cet ensemble qui réunit des poèmes écrits sur une vingtaine d’années. Le corps humain bien sûr mais également le corps social et les corps de fermes abandonnées ou vendues.

« la ferme

vendue

aux herbes,
aux ronces,
aux vents,
aux oiseaux,
à la vieillesse du ciel
qui se souvient à peine des pluies d’hiver »

Lire Alain Le Beuze, c’est pénétrer dans un monde habité, sensible, vivant au présent, où chaque frémissement du corps, de la pensée, du paysage vibre intensément, répercuté par une langue précise et concise.

Alain Le Beuze : Métastase, Les Hauts-Fonds.

vendredi 24 octobre 2014

Sahara Iroise

 
« Lumières attardées / dans quelques maisons // dernières braises / dans l'âtre des rires // qui déroutent la solitude »
                                                                                 Alain Le Beuze, Ouessant

C'est l'heure où les phares du Stiff, de la Jument, de Nividic, de Kereon et du Créac'h s'assemblent et broient tout le noir alentour pour traverser puis cisailler d'une simple lame rouge, jaune ou blanche des murs de brumes ou de pluies serrées. Ils jettent les feux de leur lanterne au-delà de la ligne d'horizon, loin, de part et d'autre de ce rail invisible conçu pour guider les cargos, pétroliers et porte-conteneurs qui viennent ou s'en retournent, certains du Panama ou de mer de Chine, d'autres de New York ou de Singapour. Tous ont coché sur leur feuille de route une escale rapide (chargement / déchargement) dans les parages, près des docks illuminés de Rotterdam, de Hambourg ou de Valence …
C'est aussi l'heure où d'autres lumières clignotent au ras de l'eau, ricochant sur les premières vagues avant de se perdre dans des rouleaux d'écume. Certains disent que ces petits braseros à la mèche si vite éteinte sortent des amas de bois et de ferraille rongés qui jalonnent le pourtour de l'île. Il y a dans leurs mots, entrecoupés de longs silences, durant lesquels ils boivent un dernier verre ou rallument un mégot qui dure, des noms de disparus, proches ou lointains qui, selon eux, reviennent du fond des mers vriller à leur façon la mémoire poreuse de ceux qui ont failli en ne prenant pas la peine de détacher un canot pour descendre, en leur honneur, un casier lesté, comprenant une bourriche d'huîtres accompagnée d'un litre de muscadet de Sèvres et Maine, à l'endroit même où, dans les remous et les courants contraires, leur bateau a chaviré puis coulé, par gros temps, il y a dix, vingt ou cent ans. 
 
"Sahara Iroise est un livre où les voix se mêlent mais surtout se répondent. Quand j'ai soumis le projet à Jacques Josse (poète et prosateur), Alain Le Beuze (poète) et Maya Mémin (artiste), l'idée s'imposa que les trois voix devaient créer leur ligne en co-résonance, en tout cas jaillir ensemble. Chacun joue et écrit sa partie, et le but est cette friction d'imaginaires, sorte de cadavre exquis à trois têtes, de marée à trois mouvements." Alain Le Saux
 
Sahara Iroise, Alain Le Beuze, Jacques Josse, Maya Mémin, éditions S'emmêler, 17 € l'exemplaire (chèque à libeller au nom de l'association Verticale, 137 rue Robespierre, 29200 Brest. Contact : diascorn.kathy9@gmail.com ou ale-saux@orange.fr