C’est à une plongée dans un huis-clos feutré mais plus incisif qu’il n’y paraît que nous convie Mènis Koumandarèas avec Le Beau Capitaine.
L’histoire, racontée par un ancien conseiller d’état qui en fut
lui-même l’un des protagonistes, se déroule en Grèce au début des années
60. Un jeune officier se rend dans les bureaux du Vieux Palais Royal à
Athènes pour y déposer une requête. Son avancement, bloqué par sa
hiérarchie pour des motifs futiles (« insuffisamment discipliné, enclin
à la discussion »), en est l’objet.
« Le capitaine – à en croire les trois étoiles sur son uniforme – ne
semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur
les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence
débordait d’un amour de la vie en son premier éclat. »
Séduit par la grâce et la prestance du Capitaine, le conseiller (qui
n’est encore que Maître des requêtes) s’empare du dossier et n’aura, dès
lors, de cesse de faire réparer, suivant des procédures longues et
compliquées, ce qu’il considère comme une injustice. Tout le roman tient
dans cette équation assez simple qui, pourtant, ne sera jamais résolue.
Dès qu’une première requête sera sur le point d’aboutir, elle sera
bloquée à l’autre bout de la chaîne militaire et suivie d’une deuxième
puis d’un troisième (etc.) avec, à chaque fois, des motifs de refus plus
graves et sentencieux. L’engrenage est implacable. Le jeune officier va
y perdre bien plus que ses illusions et le vieux conseiller, après
avoir tenté de dénouer tous les fils et les éventuelles failles du début
de carrière de celui qu’il souhaitait voir rétabli dans ses droits, y
perdra lui aussi une partie de ses certitudes (remplacées par un total
accablement) et de son aveuglement politique.
« C’était soudain comme si toute la vérité m’était révélée, affreuse
dans toute son étendue et sa profondeur, comme un tableau de Jérôme
Bosch où l’horreur est partout. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un
complot d’êtres sans conscience qui s’était enroulé comme un serpent
autour de lui, serrant ce corps d’homme à l’âme d’enfant. »
Avoir sous-estimé le pouvoir des militaires alors qu’il vivait en
permanence à leur contact reste un constat qu’il a du mal à admettre.
Koumandarèas, en faisant de cet homme respectable et déclinant, semblant
revenu de tout, le narrateur de son roman, agit sur un levier qui lui
est familier : attirer l’attention sur ceux qui vaquent à leurs
occupations personnelles avec un certain allant et une envie d’aider les
autres tout en oubliant ce qui se trame (on touche ici à la politique
au plein sens du terme) dans une société mal en point où la démocratie,
dont ils semblent se désintéresser, est en danger. Ce que le conseiller
d’état et Le Beau Capitaine – qui n’ont pas de nom et n’existent
que par leur fonction – ne voient pas venir, alors qu’ils se trouvent
aux premières loges, c’est la montée en puissance des militaires qui
aboutira en 1967 à la dictature des Colonels.
On retrouve ici ce qui frappait déjà dans La Femme du métro,
le précédent roman traduit de Koumandarèas : le fossé entre les
générations et l’abîme qui sépare ceux qui osent de ceux qui se replient
en se satisfaisant d’une société qu’ils ne cessent pourtant de
critiquer en aparté. Cela, l’écrivain, plutôt que de l’énoncer
bruyamment, préfère le donner à sentir en travaillant sur les travers de
personnages qu’il ne fustige jamais. Il lui suffit de les suivre, de se
glisser dans leur vie, dans leur intimité, d’écouter leurs propos, de
cerner leur mal être et les bouffées d’illusions qui, épisodiquement,
les requinquent, pour les montrer tels qu’ils sont : tour à tour
ordonnés, zélés, obsessionnels, fringants, défaillants et à peu près
semblables à tous ceux dont ils espèrent, si ardemment, se démarquer.
Mènis Koumandarèas : Le Beau Capitaine, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.
* Mènis Koumandarèas a été retrouvé mort samedi 6 décembre à son domicile à Athènes. Les circonstances exactes de son décès ne sont pas encore établies mais les premiers éléments laissent à penser qu'il aurait été assassiné. Il avait 83 ans et était l'un des écrivains les plus respectés de son pays. Ci-joint, l'hommage que lui vient de lui consacrer le journal Le Monde.
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