Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche
pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes
de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire
mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire,
celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi,
terminée.
« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les
mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les
pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »
Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à
autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de
surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en
apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses,
dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse
indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un
cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de
chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la
girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants
s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent
abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin.
L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les
sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants
détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en
pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants
neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du
sport.
« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les
édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et
des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un
moine plongé dans ses prières. »
Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est
plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484),
l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux
de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers
d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres
ouvrages.
« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet,
dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi
colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au
lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »
Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages.
Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature
médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement
existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a
qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais
cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés
de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques
interplanétaires.
Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles
chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses
initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en
mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes
et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur
piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut
expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur
système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle
inadéquate. »
Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire