La colère, on le sait, est rarement salvatrice. Elle déstabilise autant
celui qui l’exprime que celui (ou celle) à qui elle s’adresse, et ce
quelle que soit la raison (bonne ou mauvaise) de son déclenchement. Les
éclats qui sortent sans crier gare de ce volcan intérieur constamment
mis sous tension sentent assez souvent le soufre. C’est ce que montre
Christos Chryssopoulos dans ce court récit.
Il marche dans la rue, entre dans un atelier, pénètre dans une pièce
(où un couple s’écharpe), glane des bribes de conversation, ne garde
que l’essentiel, des dialogues qui n’en sont pas vraiment, pour pointer
ici le mépris, là l’intolérance, ailleurs la haine de l’autre (qui
culmine quand celui-ci est jeune, manifestant, étranger ou sans abri).
Il guette la montée d’adrénaline infondée, le dérapage incontrôlé, le
pétage de plomb gratuit.
« C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une
colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique, et lâche. »
Elle se déverse au quotidien. Au bureau, à l’école, à la gare ou sur
le trottoir. Deux êtres suffisent pour qu’elle explose. Si d’aventure,
l’un d’entre eux affiche un complexe de supériorité, s’autorisant dès
lors à rabaisser quiconque oserait le contredire, elle peut jaillir
assez vite. Il en va de même quand la paranoïa s’en mêle.
« CRS n° 1 : Je vais te buter, je vais te buter, je te dis.
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »
Christos Chryssopoulos
entrecoupe son texte (porté par la déambulation et la réflexion) de
scènes fugaces au centre desquelles ne se trouvent que deux ou trois
personnages. Généralement, un seul hausse le ton. C’est celui qui est le
plus remonté. C’est également le plus désaxé, le plus méprisant. Il
provoque les autres. Qui préfèrent la plupart du temps rester
silencieux ou s’esquiver plutôt que de répondre aux invectives. Ne pas
s’emparer de la perche tendue par l’excité de service devient pour eux
un premier acte de résistance. Une prise de conscience qui renvoie, avec
perte et fracas, la colère à son envoyeur. Qui devra s’en dépêtrer tout
seul.
« Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance
sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des
barrières. Voilà pourquoi aujourd’hui nous finissons par être en colère
en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne
voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement
contre nous-mêmes. »
Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.
Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.
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