« On voudrait le poème comme une de ces grandes maisons
Aussi larges que longues en Toscane,
Assez en hauteur sur une pente. Une maison
Qu’on ne connaîtra pas. On la voit de loin
Son volume de pierre ou de brique si fortement mis
Dans ce paysage qu’on traverse, et bientôt
On ne fait plus qu’en rêver. »
On suit ses promenades en Toscane (et ailleurs en Italie), en Andalousie, au Maroc ou aux États-Unis (mais aussi à Montpellier, à Lagrasse, à Bédarieux), sur des itinéraires non balisés, plutôt dans la campagne, parfois dans les bourgades (dont il fait entrer les noms ensoleillés, propices aux voyages, dans ses poèmes) et on s’arrête avec lui devant tel ou tel fragment de territoire qui le renvoie à sa propre histoire, à son village natal, à son enfance, aux disparus qui bougent dans sa mémoire, aux odeurs de la terre, aux goûts des mets simples que préparait sa mère.
« Du caillé, cru ou juste un peu cuit
Comme le faisait maman, la matière ainsi légèrement plissée
Et qui bouge dans le petit lait qui la baigne.
Du caillé j’en trouve encore parfois
Chez quelque marchand de laitages
Au Maroc, à Cougou
On le descendait d’abord au fond du puits
Qu’il y prenne une fraîcheur d’eau sombre
Alors évidemment du lait entier trait la veille au soir,
Un puits, le plat creux pour y mettre le tremblant du caillé
On comprend que ce n’est plus possible d’en trouver
Pour encore en manger. »
Chez James Sacré, tout est lentement, patiemment posé sur la page. Le poème qui se construit sous nos yeux incite au partage. Les cinq sens sont mis à contribution pour établir des passerelles entre lui et son lecteur, entre un lieu et un autre, entre l’instant présent et le passé. Cette harmonie secrète, qui existe bel et bien, ne l’empêche pas d’espérer plus encore. Ou de pointer la fragilité des mots qui ne peuvent transmettre que partiellement ce qu’il ressent. Il l’exprime dans des textes en prose où il est question du grand chantier qu’il ouvre à chaque fois qu’il entreprend un nouveau livre.
« Forcément qu’un livre est trace de par où est passé moins ton pied que ta pensée ou l’incertitude inquiète et désireuse de ta rêverie. Aucun lecteur pourtant, ni même toi quand tu relis, ne sera le fin chasseur qui saurait lire d’emblée quel corps et quel esprit vivants ont laissé des marques dans ces fragiles bouts d’écriture que la pluie du temps bientôt défait. »
Si James Sacré interroge ces solitudes qu’il rencontre çà et là, depuis l’enfance, et qui se manifestent à travers un visage (souvent disparu) ou dans quelque pan ou scène fugitive d’un hameau traversé, il s’attache également à tous ces outils qui sont seuls, eux aussi, parfois abandonnés, promis à la rouille et aux ronces. Ainsi ces brouettes qu’il caresse du regard et qui, simples et usuelles, roulent toujours, poussées par deux bras vigoureux, ou qui dorment au soleil, près d’un hangar ou dans une cour de ferme, en attendant qu’on les réveille.
« On imagine très bien toute la technologie moderne
Les têtes farcies de savoirs virtuels, remplies d’affirmations prétentieuses
On les entend
Se moquer des brouettes
Comme il n’y a pas si longtemps
On se moquait des ânes.
Évidemment qu’on n’a pas besoin d’une brouette
Pour transporter son I-pad ou verser des données
Dans son ordinateur. Pourtant
Si tu tapes le mot brouette dans ton moteur de recherche
Te voilà dans mille jardins, au cul des vaches,
Comme en de multiples chantiers, et jusqu’en pas mal de poèmes ! »
Les brouettes, il les repère au fil de ses promenades. Il les photographie, cherche à deviner ce que dissimule leur silence (de bois ou de métal) et leur apparente tranquillité. Il les suit au travail. À côté d’elles, « des ouvriers s’interpellent ». Elles ne répondent rien. N’en pensent pas moins. Attendent leur heure. Savent qu’ils vont les pousser dans des chemins cabossés pour porter à leur place, dans leur caisse, leur ventre profond, des charges trop lourdes pour eux.
« Une brouette c’est toujours
Du rêve et du réel emmêlés. »
James Sacré : Figures de solitudes, éditions Tarabuste, Brouettes, dessins de Yvon Vey, éditions Obsidiane.
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