dimanche 5 juin 2022

Rivière

Il a vibré en écoutant Don Cherry, Archie Shepp, Captain Beefheart ou Franck Zappa, a rêvé de vie communautaire en Ardèche, pris la route de la liberté en 2 CV et s’est senti pousser des ailes psychédéliques dans les années 70 mais il est aujourd’hui anéanti, poussé sur le bord du chemin, en son troisième âge bien entamé, après la mort, d’un cancer fulgurant, de celle avec qui il avait tout partagé pendant des décennies, à commencer par ces moments intenses qui marquaient le début de leur longue aventure. Il s’appelle Jean-Baptiste Rivière et il lui faut puiser dans sa mémoire pour éclairer ses zones d’ombre. Il vit avec son chien Alpha, son ami, son compagnon dont la présence le réconforte. Il essaie de s’occuper du mieux possible afin de ne pas trop gamberger.

« Dans cet état de chagrin, il faut trouver quelque chose à faire, s’occuper les mains pour maîtriser le cœur. Le jardin s’y prête. Tout le sollicite, semis, soins, compostage, récolte, sarclage, arrosage, transplantation, et aussi écoute et contemplation. »

Outre le jardinage, il y a la lecture, la musique, les visites fréquentes à la médiathèque, de brèves incursions sur les réseaux sociaux, les virées en Belgique pour s’approvisionner en bière d’abbaye et les souvenirs qui reviennent dans un désordre chronologique qui leur convient bien. Il les attrape au vol, se revoit à Béthune ou à Rome, toujours avec Claire, celle qui n’est plus tout en y étant tout de même un peu, puisque morte elle donne encore de la voix, se languit dans les limbes, se demande ce qu’est devenu son corps.

« Pas de rêve. Je ne dors plus jamais. Veille perpétuelle. Moments de vide. Je ne sais si ça dure une heure ou un jour. Plus ou moins. Le temps ne compte pas. Je ne compte pas le temps. Je suis séparée. Ton épouse séparée coupée. Femme sans tête sans bras sans sexe. Quelquefois je crie dans le vide. L’impression que tu es en train de te noyer quelque part. »

Avec Rivière, on pénètre au cœur du territoire littéraire de Lucien Suel. On y retrouve ses paysages familiers, quelques-uns des personnages qui flânaient déjà dans de précédents livres (notamment Benoît Labre), son attrait pour le rock, le free-jazz, les festivals, leur énergie, la force libératrice qui s’en dégage, l’envie de bouger, de tracer la route, de s’ouvrir à d’autres horizons, la nécessité de s’entourer de livres et la sagesse de se poser, quand il en ressent le besoin, pour cultiver son jardin. Son roman dit le côté inexorable du temps qui passe (et emporte les vies, use les corps) en suivant l’itinéraire d’un homme attachant qui a assez de bouteille pour savoir que les retours en arrière, parfois coupants comme du verre, ne lui seront favorables que s’il peut les rendre lumineux. C’est ce à quoi il s’adonne. Sans jamais perdre de vue ce quotidien qu’il enrichit en privilégiant les choses simples.

Lucien Suel : Rivière, éditions Cours toujours.

 

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