Une simple phrase (« suivez attentivement ce que je vais vous raconter ») et voilà le monologue qui démarre, sans préambule, à toute vitesse, Hrabal faisant feu de tout bois pour projeter son narrateur sur des chemins de plus en plus scabreux. C’est que l’homme, personnage de petite taille, qui débute comme groom à l’hôtel « À la ville dorée de Prague », a une ambition : devenir riche au point de pouvoir recouvrir chaque soir le plancher de sa chambre avec les billets gagnés durant la journée. Pour cela : ne pas hésiter à s’accommoder de l’histoire et de ses à-côtés, celle de la Tchécoslovaquie de l’époque (des années 20 au coup d’État de 1948) n’en manquant vraiment pas.
Hrabal plante le décor. Il aime s’amuser, multiplier les situations cocasses, susciter la naïveté, l’innocence feinte, la rouerie, l’opportunisme, la lâcheté, mais aussi la culpabilité, la gravité et même la sagesse de ce héros qui d’étincelle en étincelle allume (à l’instar du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek) des incendies partout où il passe, finissant bien sûr par s’y brûler.
« Il me recommandait d’apprendre à jauger les capacités financières du client pour évaluer ce que celui-ci pouvait ou devrait se permettre comme dépense. Voilà l’essentiel pour faire un bon maître d’hôtel, me disait-il, et quand on en avait le temps, il m’indiquait à voix basse de quel genre était le client qui venait d’entrer. (...) À chaque coup il avait raison, toujours et sans exception. Au point qu’une fois je m’étais enhardi jusqu’à lui demander sans détour : mais comment se fait-il que vous sachiez tout ça ? Et il me répondit en se redressant fièrement : c’est que j’ai servi le roi d’Angleterre... »
Bientôt Jan Ditie, enfant sorti de nulle part, passé de groom à maître d’hôtel (devenant ensuite patron puis millionnaire mais sans jamais s’affranchir de sa condition de valet) pourra lui aussi se prévaloir d’un titre de gloire. Il n’aura pas servi le roi d’Angleterre mais l’empereur d’Éthiopie en personne, lors d’un repas épique avec chameau égorgé sur place, antilopes rôties et remplies de dindons farcis eux-mêmes garnis de centaines d’œufs durs et de poissons, le tout agrémenté de cornets d’épices et badigeonné d’un bouquet de menthe trempé dans de la bière.
Ce sera l’apothéose avant la dégringolade amorcée dès le début de la guerre (Ditie se marie avec une Allemande prof de gym) et parachevée par le coup d’État communiste, « tous les droits de propriété passant désormais entre les mains du peuple ».
« Ma chance, c’est d’avoir sans cesse été poursuivi par la malchance », marmonnera, plus tard, celui qui termine son périple en solo, perdu dans un bistrot délabré d’un village de montagne, en compagnie d’un cheval, d’une chèvre, d’un chien et d’un chat...
Bohumil Hrabal est de ces rares qui peuvent évoquer des faits graves avec légèreté, maniant un humour féroce et salvateur en dosant avec parcimonie anecdotes et scènes cocasses. Cela procure une grande humanité à ce récit où, de temps à autre, « l’inconcevable devient réalité ». On retrouve cette démesure slave et quasi naturelle dans le film que son ami Jiri Menzel (à qui l’on devait déjà Trains étroitement surveillés et La Chevelure sacrifiée) a réalisé à partir de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre. Une verve et une fulgurance qui, passant du comique au drame sans transition, rendent hommage à l’imaginaire ébouriffant de l’homme libre que fut, sa vie durant, et ce malgré ses multiples peurs totales et ses nombreux déboires éditoriaux (livres interdits et pilonnés) l’écrivain Hrabal.
Bohumil Hrabal : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (Pavillons poche / éditions Robert Laffont).
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