Ceux qui lisent régulièrement Jean-Claude Pirotte savent qu’il ne faut surtout pas, pour évoquer l’auteur des Récits incertains (Le Temps qu’il fait, 1992) se cantonner au seul registre des brumes, des bruines, des bars et des petits matins gris qui collent de loin en loin (c’est indéniable) leur rosée mélancolique sur les plis et replis de plusieurs de ses livres. Cela, c’est le versant nord, fugueur, nomade, curieux, originel, rêveur de l’oeuvre. Celui où il se rapproche des auteurs (Dhôtel, Follain, Thomas, Thiry) sans lesquels il n’aurait peut-être jamais trouvé cette voix émouvante et singulière qui est aujourd’hui la sienne.
Or, il est un autre versant, un territoire plus coupant, décapant, rude (où se mêlent l’humilité et les creux ou hauts fonds de l’âme humaine) sur lequel Pirotte s’aventure de temps en temps, donnant des récits brefs, efficaces, tranchants. Des textes où chaque phrase pèse et porte. Ces textes descendent souvent vers le sud. Ce fut le cas avec Un voyage en automne (La Table Ronde, 1996) ou Cavale (même éditeur, 1997) et ça l’est à nouveau avec le cinglant et remarquable Absent de Bagdad.
« au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque, et d’autres mots griffonnés que j’ai oubliés après qu’ils m’eurent enchaîné les mains et les pieds, la main gauche au pied droit, la droite au pied gauche, et qu’ils m’eurent entouré le cou d’une laisse cloutée au moyen de laquelle ils me traînaient dans une galerie souterraine semée de tessons de bouteilles ».
Histoire adaptable à toutes les époques. Un homme est enfermé dans une cave. Humilié, il n’en résiste pas moins, appelant à la rescousse, outre ses amis d’Istanbul (Shevket, Hassan, Youssouf, Lakhbar et tant d’autres), les écrivains susceptibles de l’aider à tenir : Montaigne, Bernanos, Ibn’ Arabi.
« J’avais été jeté dans ce trou obscur la tête cagoulée et les mains entravées, j’étais étendu sur un sol de terre battue et de poussière qui ne me révélait rien, je me suis traîné juqu’à toucher de l’épaule une paroi contre laquelle j’ai réussi à me redresser d’abord, à m’appuyer ensuite »
Impossible, avançant dans ce récit où abondent incises et signaux lancés à un hypothétique auditeur (il s’agit d’un monologue haletant, d’un texte pour voix) de ne pas penser à la prison d’Abou Ghraib et aux images diffusées partout dans le monde qui montraient les supplices infligés aux détenus par des membres de l’armée américaine. La métisse cheyenne aux yeux verts ("la jeune femme sergent qui me baptise d’un jet d’urine") ressemble, à s’y méprendre, à Lynndie England, la soldate garde-chiourme que l’on a vu à l’oeuvre à la une de bien des quotidiens.
Ces images, Pirotte, comme tout un chacun, les a vues. Il les a reçues en pleine figure, les a capturées et retravaillées, demandant à ce narrateur qui lui ressemble et qui subit le sort des humiliés de serrer et de polir au plus près ces images-là afin de les transformer en pierres capables de retomber, en pluie sèche, sur ceux qui ont initié ce jeu de mort.
Absent de Bagdad est un livre de colère, de réflexion, de résistance. Müslüm, le narrateur, ne se contente pas de décrire ses conditions de détention. Il s’adresse également (à mi-voix, en murmure intérieur) à ceux qui le détiennent.
« et vous tous, qui nous tenez à votre merci, de quelle école de droit frelaté, de quels enseignements de l’imposture avez-vous reçu vos diplômes, vos médailles, vos grades
un jour j’ai lu ceci : les imbéciles sont travaillés par l’idée de la rédemption, je crois que ce vieux livre parle de vous
il parle aussi de vous lorsqu’il nous apprend que, pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. »
Jean-Claude Pirotte : Absent de Bagdad, éditions La Table ronde.
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