Le nuage et la valse, le grand livre du journaliste et
écrivain tchèque Ferdinand Peroutka (1895-1978), publié en 1976 à
Toronto, est enfin traduit en français. On peut se demander, après
lecture, comment un texte d’une telle ampleur, a pu rester aussi
longtemps hors de portée des éditeurs hexagonaux.
L’histoire débute à Prague, dans la soirée du mercredi 14 mars 1939.
Des gens aisés ont l’habitude de se retrouver au restaurant Le Baroque.
Il y a là les banquiers Karel Novotny et Arnold Kraus, les époux
Mautner, le docteur Pokorny et sa femme. Ils jouent au bridge dans une
ambiance agréable tandis que dehors souffle un vent violent. Ce vent,
qui ne cesse de s’amplifier au fil des heures, les obligeant à rentrer
chez eux sous la neige, n’est rien à côté de ce qu’ils vont très bientôt
devoir subir. Ils ne l’apprendront que le lendemain au réveil. Durant
la nuit, les allemands ont envahi le pays et pris possession de la ville
de Prague.
« Un tank gris s’avançait vers leur rue. Déjà ? Un moment, le tank
fut tout seul. Puis il y eut beaucoup de tanks, ils passaient dans les
flaques d’eau, écrasaient les tas de neige. Dans la tourelle de chaque
tank, un officier debout, bien droit, regardait devant lui. »
Novotny, qui s’apprêtait à partir en vacances à la montagne avec sa
fiancée, range ses skis et se rend à la banque pour savoir quoi faire.
Le directeur leur dit que la monnaie reste forte et qu’il n’y a rien à
craindre mais ce n’est pas cela qui les préoccupe. Tous sont inquiets,
notamment Kohn, qui est juif, et Kraus qui, s’étant fait baptisé et
étant marié à une blonde catholique, pense ne plus l’être mais sans en
être vraiment sûr. Le docteur Pokorny est, quand à lui, appelé en
urgence par la voisine du dessus dont le mari, cardiaque, vient de
mourir dans sa baignoire en captant la nouvelle à la radio. Plus tard,
les joueurs de cartes apprendront que les époux Mautner se sont
suicidés peu avant l’aube.
Les jours et les mois qui suivent sont semblables à ceux que vivent
tous les habitants des pays occupés. Le drapeau nazi flotte partout.
Tout le monde doit le saluer. Les soldats patrouillent. Hitler se fait
photographier au Château. Les arrestations se multiplient. Novotny,
autour duquel se tisse le roman, n’est pas épargné. Il n’a rien fait
mais il a la malchance d’avoir un homonyme qui est militant communiste.
On l’emmène dans une prison de banlieue. Persuadé que la méprise sera
vite découverte, il décide de pas faire de vagues. Quelques jours plus
tard, on le fait monter dans un train. Puis dans un autre, cette fois
non muni de banquettes pour s’asseoir, qui le conduit, avec des
centaines d’autres, dans un camp de concentration où il restera jusqu’à
la fin de la guerre.
Ferdinand Peroutka s’immerge dans le conflit à la manière d’un
journaliste. Il s’en tient aux faits tout en multipliant les angles de
vue. Il ne s’attache pas uniquement au détenu Novotny. Il déplace son
regard. S’intéresse à de nombreux personnages. D’abord dans le
microcosme des camps où il parvient à rendre perceptible l’existence
des uns et des autres. Il s’arrête sur les discussions, les silences,
les corps malades, les coups, les morts, les brimades, les atrocités et
les petites lâchetés ordinaires. Il opère comme s’il tenait une caméra à
l’épaule. Il bouge dans le temps et dans l’espace. Dit ce qui se passe à
Prague (où la vie continue, sans Kraus et Kohn, aux aussi raflés par la
Gestapo) mais également sur le front de l’Est, à Berlin, à Londres ou
même dans le nid d’aigle d’Hitler. Ce qu’il donne à lire, en une vaste
et terrible fresque, c’est la guerre vécue du dedans, jour après jour.
Il le fait en posant son texte, en ciselant les dialogues qui
l’enrichissent, en ne lâchant aucun des protagonistes qui apparaissent
ou disparaissent au fil du roman. Il les présente tels qu’ils sont. La
plupart vont mourir. Ce ne sont pas des héros mais simplement des hommes
et des femmes qui cherchent à sauver leur peau, et pour certains leur
honneur.
Peroutka ne juge pas. Il a conscience que la faiblesse est inhérente à
la nature humaine. Persécuté par le régime nazi en raison de ses
convictions démocratiques, il a lui-même été déporté à Dachau puis à
Buckenwald. Le nuage et la valse s’appuie sur les journaux qu’il a
tenu pendant sa détention, de 1939 à 1945. L’ensemble (une somme de 570
pages) est constitué de quatre livres qui vont des débuts de la guerre à
la débâcle allemande.
« Les écrivains parleront de cette époque pendant des décennies. Ils
ne sauront pas tout. Ils découvriront beaucoup de choses grâce à des
photographies, mais il leur manquera les détails. Ils ne sauront pas
qu’un coq a chanté au moment où un homme vivait ses derniers instants. »
Le texte est habité par une tension extrême. Soutenue par un rythme
d’une incroyable fluidité, dû au style percutant adopté par Ferdinand
Peroutka, elle ne se relâche jamais. Vaclav Havel considérait Le nuage et la valse
comme l’un des plus importants des romans tchèques. Il s’ouvre, en
réalité, bien au-delà des frontières de ce pays. C’est un livre majeur.
Qui plonge dans la grande histoire en suivant le quotidien de ceux qui
furent, d’une façon ou d’une autre, pendant et après la guerre, dans
tous les pays d’Europe et même au-delà, les victimes du nazisme.
Ferdinand Peroutka : Le nuage et la valse, présenté et traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel, éditions La Contre Allée.
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