Il se sait, comme tout un chacun, de passage, y compris dans la ville
qu’il arpente tous les jours depuis plusieurs décennies. Cette ville,
c’est Saint-Étienne, dont l’histoire s’imprime jusqu’en ses sous-sols
crevassés d’ancien pays minier. C’est là que Lionel Bourg a ses
repères. Sa mémoire y est attachée. Son regard, sa sensibilité et son
imaginaire aussi. Nombreux sont les lieux qui font instantanément
remonter en lui des émotions fortes. Il y pose ces jalons familiers et
intimes qu’il assemble ici. En improvisant un jeu de pistes subtilement
désordonné où on le voit cheminer d’un bon pas.
« Mes racines, que je saccage et, avec la vétilleuse application des
renégats, dépèce, tronçonne, m’amputant des rhizomes comme des bulbes
qui se cramponnent au no man’s land initial, s’immiscent par les
fissures du béton ou rampent sous les poutrelles d’une salle des pas
perdus... »
Il flâne, nourrit sa promenade en y insérant ce qu’il voit, ce qui
lui revient et ce que sa pensée volage caresse ou triture tandis qu’il
avance. Ces rues, ces venelles, ces quartiers, il les connaît comme sa
poche. Il les contourne ou les traverse en se frottant à leur propre
histoire. Parfois, la peau des murs se fissure. Il écoute alors ce que
ces vieilles pierres ont à lui dire d’un passé qui fut plus noir que
rose. Sa sensibilité est à fleur de peau. Sa colère intacte. Quelques
personnages peu recommandables ont laissé de pénibles traces (citations,
statues ou plaques de rue) en ville. Ceux-là, qui furent jadis
roitelets de la place, il les rembarre en deux, trois phrases, guère
plus. C’est que le temps presse et qu’il a fort (et mieux) à faire. Il y
a des dizaines d’oublis à réparer. De nombreux discrets à évoquer. Ce
sont eux qui l’accompagnent tout au long de son arpentage. Eux qui
l’aident à lire la ville autrement, en y entrant par ses interstices.
Il y a là Henri Simon Faure, l’électricien-poète, créateur de revues, qui a offert une parfaite sépulture d’encre et de papier Au mouton pourrissant dans les ruines d’Oppède, Marc Stéphane, l’auteur de Ceux du trimard, à nouveau disponible grâce aux éditions de L’Arbre Vengeur, Jean Duperray, dont Les harengs frits au sang
(Grand Prix de l’humour noir, 1955) ont été récemment réédités chez le
même éditeur, Laurence Iché, qui posa pour son père sculpteur mais
aussi pour Picasso et qui, poète, intégra le groupe "La Main à plume"
aux côtés (entre autres) de Maurice Blanchard et de Robert Rius (dont
elle fut amoureuse et qui fut exécuté en 1944). Et bien d’autres encore,
tel le coureur cycliste Roger Rivière, qui dut mettre fin à sa
prometteuse carrière après une chute dans un ravin dans la descente du
col de Perjuret lors du Tour de France 1960 et qui devint toxicomane à
force d’absorber du Palfium pour calmer sa douleur. Ou Charles Morice, qui fit tant
rire Verlaine en lui lisant du Tristan Corbière et à qui Lionel Bourg a
consacré un ouvrage l’an passé. Ou encore Jean-François Gonon
« l’inventeur de La Gaieté gauloise et du Caveau » . Sans oublier Rémy
Doutre.
« Rémy Doutre, roi des " goguettes " où les poivrots trinquaient avec
les internationalistes, chez Frachon, et chez Paulet, chez Coignet, qui
dirigèrent un cabaret interlope à la jonction de la rue des Creuses et
de la rue Badoullière, chez Picon, rue du Palais de Justice, ou chez
Lanery, rue Praire, chez Duchêne, place Romanelle, au Café Coste
plus tardivement, rue de la Loire (l’actuelle rue Georges Tessier) quand
il devint l’idole des pochtrons comme des métallos et des mineurs... »
La tournée des grands ducs, dissimulés dans l’ombre des portes
cochères, ne s’arrête pas là. Lionel Bourg la poursuit en invitant dans
ses balades des visiteurs venus d’ailleurs, des irréguliers qui
l’accompagnent depuis toujours, les Breton, Ferré, Rousseau, Ginsberg,
Gaul, Ravachol (pour n’en citer que quelques uns). Il trouve auprès
d’eux, quand ça ne va pas fort, quand le blues devient plus pesant,
quand les lendemains pleurent à chaudes larmes, cette force, cette
énergie, cette fougue qui le portent (en ses longues phrases
ondoyantes) et qui embarquent le lecteur dans de stimulantes et
toniques traversées.
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