Joan Hossepount, cinquante ans, ancien tireur d’élite, devenu veuf très
jeune, élevant seul sa fille, gardien d’un espace protégé autour des
Lacs d’Aurinvia, dans le sud-ouest de la France, a déjà une vie bien
remplie derrière lui quand il se décide à coucher par écrit les moments
forts de son existence. Il se concentre surtout sur son entrée dans
l’âge adulte, à la fin des années quatre-vingts. Cela va de son
engagement militaire en outre-mer, où il a suivi son meilleur ami,
jusqu’à son arrivée à l’entretien et à la protection des lacs en passant
par son éviction de l’armée, pour cause d’infirmité, après une mission
suicidaire où il assista, impuissant, à la mort de Will, l’ami de
toujours.
« Nous avons dû tenir plusieurs heures sous le feu, abrités à la
va-comme-je-te-pousse, le temps qu’un hélico vienne nous récupérer.
Entre le début et la fin de l’opération, nous avons perdu quatre hommes.
Quatre sur huit. Mission fiasco. »
Il a un peu plus de vingt ans quand il revient à la case départ. Et
n’a plus grand monde autour de lui. Plus de parents, plus de compagne,
plus d’amis. Juste le grand-père (qui mourra huit jours plus tard), une
petite fille et un chat, Petit Chat, qui semble immortel et doté d’un
sens de l’intuition à nul autre pareil. Il lui faut se refaire. Trouver
de nouveaux repères intérieurs. Les ingrédients propices à un changement
de trajectoire, il va les détecter assez vite. D’abord en fouillant
dans les archives familiales. Et ensuite en se rapprochant d’un arbre,
un hêtre de huit cents ans qui a bien des choses à confier à qui sait
l’écouter.
C’est en lisant les carnets (plus ou moins raturés) de son plus
lointain aïeul, le dénommé Guilhem Hossepount, qu’il va comprendre d’où
il vient et qui il est. Guilhem a construit la maison dans laquelle il
habite. Il est arrivé à Aurinvia en 1816 après avoir beaucoup
bourlingué. Lui aussi a connu la guerre, dans l’armée napoléonienne, et a
tué des hommes avant de s’inventer une nouvelle vie, devenant luthier
et musicien. Il a également été blessé. Et c’est de cette blessure, qui
dessinait une forme de hêtre sur son tibia, qu’il tient un pouvoir qui
fera de lui un homme à part, un solitaire un peu fou et un peu sorcier.
Dès qu’il se rapprochait du hêtre et que la douleur irradiait sa jambe,
il savait que quelque chose de grave se préparait ou venait de se
produire, quelque chose qui avait à voir avec le saccage du lieu. Le
hêtre (ou une puissance nichée en lui) lui demandait alors d’agir.
Deux siècles plus tard, Joan découvre qu’il éprouve les mêmes
symptômes. Et qu’il va, lui aussi, se rapprocher de l’arbre en haut
duquel grimpait jadis son aïeul et déjouer, en se servant de ce pouvoir
occulte dont il a hérité, les méfaits que d’autres fomentent au cœur
de ce lieu magique et convoité où il passe ses journées. Des promoteurs
sont à l’affût. Qui aimeraient amasser beaucoup d’argent en massacrant
le paysage pour y bâtir un complexe touristique. Le projet est encore
balbutiant mais il doit faire en sorte qu’il s’arrête au plus tôt. Il va
s’y employer en usant de méthodes plutôt brutales. La violence, il
connaît. Et la retourner contre ceux qui s’en servent en voulant casser
l’harmonie fragile qui lie la terre, l’humus, le ciel, les paysages,
les plantes, les hommes et les bêtes qui y vivent ne lui pose aucun
problème. Il ne tue pas mais dissuade fermement.
’Le monde est un gigantesque gisement d’êtres, de qualités, de
capacités qui interagissent. Les humains ne sont pas les seuls acteurs
autonomes. Végétaux, animaux le sont aussi. Et au-delà des seuls
phénomènes physiques, les artefacts, représentations, esprits,
divinités, morts ont leur place, parfois déterminante. »
On retrouve dans ce roman tout ce qui fait la force et la singularité
des textes de Jérôme Lafargue. Il y a là son énergie narrative, son
écriture souple et charpentée, son imaginaire discrètement relié à la
réalité, sa faculté de sauter aisément d’une époque à l’autre et ses
descriptions de paysages en mouvement (ceux des Landes, des forêts, du
littoral exposé aux vents) ou de scènes de guerre d’un réalisme non
dépourvu de poésie. Au fil du livre, les séquences se succèdent, se
tissent et se complètent. Elles s’inscrivent dans un lieu habité par des
forces invisibles, autour d’un personnage principal (Joan) qui ne va
prendre son véritable envol qu’après s’être instruit auprès de celui
(Guilhem) qui l’a précédé.
Jérôme Lafargue : Le temps est à l’orage, Quidam éditeur.
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