Le dimanche où Gabrielle, une femme qui ne s’en laisse pas compter,
et surtout pas par les hommes, offre le Goncourt de l’année 1920 à
Adelphe, le pasteur, celui-ci se retrouve dans l’embarras. Il lit
l’ouvrage d’une traite et sait que ce cadeau, Nêne, roman
d’Ernest Pérochon, qui raconte l’histoire d’une servante devenue bête de
somme au service d’un veuf dans un coin de Vendée miné par le
catholicisme ultra-traditionaliste, ne doit rien au hasard. Il y a là un
message. Une façon particulière de dire que c’en est assez, que les
femmes ne veulent pas ressembler à l’héroïne de Pérochon, qu’elles sont
décidées à prendre leur destin en main et que les hommes devront
apprendre à vivre autrement.
« Que certaines puissent être lasses de marcher à l’ombre, il n’y
avait jamais songé. Que Gabrielle mérite la lumière, c’est une évidence.
Adelphe s’en veut. »
Et Adelphe, qui en son presbytère balance entre le pour et le contre,
ressasse et se perd en introspection en fumant pipe sur pipe. Le
roman l’a bousculé. Il se demande si quelque chose ne cloche pas dans
ses sermons. Ce qui l’ennuie, c’est que le livre commence à circuler
dans la bourgade. Ses fidèles paroissiennes s’en emparent. Chacune
l’annote et l’interprète à sa façon. Il va même jusqu’à le lire à haute
voix à Blanche, sa servante, qui trouve que l’histoire de la femme du
roman, qui est secrètement amoureuse de son patron, ressemble finalement
à la sienne. Le pasteur, débonnaire, portant la quarantaine élégante,
arborant une moustache taillée à la perfection, tombe des nues.
« Pourquoi n’a-t-il rien vu venir il ne sait pas. Ni comment faire
maintenant qu’il le sait. Il ne pouvait pas prévoir, n’avait jamais
envisagé une telle poisse, jamais. Il cherche ce qui dans son
comportement aurait pu prêter à confusion, une parole ou un regard
équivoque mais il ne trouve rien qui puisse ressembler à une méprise. »
Il se demande si les personnages principaux du livre de Pérochon ne
sont pas incidemment en train de se réincarner dans son entourage en
faisant voler en éclats l’existence plutôt calme et équilibrée qui était
la sienne depuis la fin de la guerre. L’imparable trio, une femme qui
aime un homme qui en aime une autre semble, en tout cas, bien en
place.
C’est ce canevas souvent fatal, propice aux désillusions, aux
rebondissements et aux déflagrations en série, qu’Isabelle Flaten tisse
avec minutie. Elle le fait en décrivant la vie d’une petite communauté
presque essentiellement féminine et en adoptant une écriture fluide,
délicate et remuante. Elle déroule le fil des événements en douceur,
avançant de façon implacable. Elle sonde l’intériorité des protagonistes
en question en même temps que leurs désirs, dévoilant avec subtilité
une histoire qu’elle dit « de l’ancien temps » mais qui n’en reste pas
moins actuelle.
Isabelle Flaten : Adelphe, Le Nouvel Attila.
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