Un autre, initialement publié en 1999 chez Actes Sud, est disponible en poche depuis 2008. Ce livre, sous-titré « Chronique d’une métamorphose », permet d’entrer de plein pied dans l’univers hors norme de l’écrivain hongrois Imre Kertész. A partir de notes prises entre 1990 et 1995, au hasard des escales qui le mènent là (en Allemagne, en France, en Italie, à Vienne et à Tel-Aviv) où on lui demande de venir témoigner sur l’Holocauste, il s’interroge sur ce qu’il est, et comment, peu à peu, lui qui fut déporté à Auschwitz en 1944 (il était alors âgé de 15 ans) et libéré du camp de Buchenwald en 1945, est devenu « un autre » sans pouvoir, pour autant, dire qu’il est désormais lui-même.
« Tout en moi est immobile, profondément endormi. Je remue mes sentiments et mes pensées comme une benne de goudron tiède. Pourquoi est-ce que je me sens tellement perdu ? A l’évidence parce que je suis perdu. »
Il faut évidemment replacer cet ensemble dans son contexte historique. Suite aux changements politiques survenus en Hongrie et dans les pays de l’est après la chute du mur de Berlin, Kertész, qui vient de passer quarante ans dans l’ombre, écrivant, traduisant, expérimentant sa « métaphysique du renoncement » en opposant sa seule fragilité au « chant incessant des sirènes du suicide spirituel, intellectuel et, pour finir, physique », lui dont le but était pour cela de « rester anonyme », peut enfin quitter son pays et voyager, arpenter les gares, les aéroports, flâner, aller de rencontres en lectures tout en restant constamment lucide et inquiet.
« On ne peut pas vivre sa liberté là où on a vécu sa captivité. Il faudrait partir quelque part, très loin d’ici. Je ne le ferai pas. Alors il faudrait que je renaisse, que je mue – mais pour devenir qui, pour devenir quoi ? »
Durant cinq ans, dans ce journal volontairement désordonné, multipliant les va-et-vient entre Budapest et bien d’autres villes, Kertész va vivre et écrire (et traduire Wittgenstein) pleinement au présent tout en faisant d’inévitables retours sur son passé, revenant sur ses principaux livres (Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Être sans destin, Le Refus), sur les circonstances de leur écriture et sur la douleur qui les traverse en un monologue intérieur où tout apitoiement est exclu.
« Dans le train, quelque part entre Zurich et Berlin, j’ai cru trouver le magma brûlant et gros d’inspiration de la pièce que j’écris : à travers le suicide du personnage principal, je ferai le deuil de mon propre être créateur – de l’individu qui en trente ans de travail secret, productif mais inoffensif, a façonné, bombyx sortant de son cocon, cet autre que je suis maintenant. »
Avec le recul, on ne peut s’empêcher de penser que ce texte en cours est Liquidation, livre (qui se situe entre roman et pièce de théâtre) auquel il aura travaillé huit ans et qui ne sera publié qu’en 2003. On ne peut pas non plus, lisant ceci : « Je vivais comme un chien, enchaîné à mes fausses idées solitaires, tout au plus hurlant à la lune de temps en temps. Je croyais que personne ne lisait ce que j’écrivais, que personne ne connaissait mon existence » ne pas songer à l’étonnement qui fut le sien quand un jour d’octobre 2002, il apprit – en écoutant la radio – que les jurés du Nobel avaient décidé de lui décerner leur prix.
L’écrivain que l’on suit, alerte, vif, enjoué, lucide et maniant la dérision avec parcimonie dans cette chronique d’une métamorphose est loin de s’imaginer une telle chose. Plus tard, apprenant la nouvelle, Imre Kertész avouera qu’il fut, tout d’abord, « saisi par la peur ».
« Si un jour j’avais l’impression d’arriver au but, tant ma conscience que mon être périraient dans cette terrible harmonie. En d’autres termes : ma vie est un combat sans merci pour ma mort et dans ce combat – à l’évidence – je n’épargne ni moi-même ni les autres. »
Un autre (traduit du Hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba), éd. Actes Sud, collection Babel.
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