En ce 16 août 1792, Julien Letrouvé, muni d’une boîte au "couvercle doublé d’un drap fin couleur de sable", entre dans la boutique de l’imprimeur Jean-Antoine Garnier, rue de la Monnaie, afin de s’approvisionner en petits livres bleus qu’il aura bientôt en charge d’aller proposer là où ses pas le mèneront.
L’époque (la Terreur est toute proche et les prussiens marchent sur Paris) n’est pas précisément propice à la lecture des Mélusine, Till l’espiègle, La Farce de Maître Pathelin ou La Jalousie du Barbouillé qui prennent place dans la boîte du colporteur.
« Oubliant son propre intérêt, M. Garnier demanda à Julien Letrouvé s’il lui paraissait très raisonnable d’entreprendre par des temps aussi peu sûrs une tournée. Il en viendrait de meilleurs tôt ou tard, les livres attendraient, en sécurité quant à eux sur les planches de la librairie. »
De cet argument, comme de tous ceux qui viseraient à le dissuader de partir, le colporteur, visiblement peu au fait des dangers qu’il court, se moque. Il a une seule idée en tête : aller porter les livres et propager ce qu’ils recèlent de bleu, de ciel, de sagesse et d’histoires dans des lieux où ils sont d’ordinaire absents.
Ces livres, lui, l’enfant à la rousseur d’écureuil, abandonné puis trouvé (d’où son nom) "à la corne d’un champ de seigle", a appris à les aimer auprès d’une fileuse qui lisait tout haut dans "l’écreigne" (une galerie souterraine) où il fut recueilli et élevé, au milieu des femmes, avant d’en être exclu pour cause de puberté.
Sorti de "l’asile tellurique", c’est désormais sur les routes, "laissant Reims à sa gauche, Rethel étant déjà en vue", que l’on suit le colporteur. Il passe Vouziers, Suippes, Vitry Le François. Multiplie les retours en arrière. Se souvient de l’écreigne. Profite abondamment du présent. Et ce faisant, se dirige droit sur le champ de bataille de Valmy. Où l’attend des rencontres décisives. À la fois brutales et enivrantes. Celles de deux solitudes. L’une en fuite (celle de Voss, un déserteur prussien) et l’autre (la sienne) cherchant l’échange. Vient ensuite l’âpre, l’inévitable rencontre avec la réalité de la guerre.
Pierre Silvain, à qui l’on doit, entre autres récits incisifs et inspirés, Le Jardin des retours (autour de Loti, chez Verdier en 2000) et Le Côté de Balbec (sur les pas de Proust, à L’Escampette en 2005), nous invite cette fois à suivre l’itinéraire d’un passeur de livres - qui ne sait pas lire - en temps de grandes turbulences. Il le fait en convoquant, outre les paysages traversés et des bribes de l’histoire en mouvement, quelques figures emblématiques. Ainsi Frédéric Le Grand assis près de ses setters sur un fauteuil "tendu de damas vert"... Ainsi Voltaire jetant de la brioche aux carpes lors de ses promenades quotidiennes...
L’écrivain Silvain (qui a publié son premier livre, La Part de l’ombre, éditions Plon, en 1960 et qui est décédé en octobre 2009) a poursuivi dans la discrétion une œuvre au long cours qu’il est sans doute temps d’aller enfin visiter de plus près.
Pierre Silvain : Julien Letrouvé, colporteur (éditions Verdier).
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