L’histoire des Jardins statuaires de Jacques Abeille est si étonnante qu’il est tout simplement impossible de la résumer en quelques lignes. Tout juste peut-on en esquisser la trame. Un voyageur pénètre, par une nuit d’hiver, dans des contrées incertaines. Les routes y sont « larges et austères, bordées de hauts murs ». Derrière ceux-ci se trouvent des domaines où l’on s’adonne uniquement à la culture des statues. Les jardiniers y oeuvrent en silence. Ils vivent dans des communautés qui semblent paisibles mais dont les lois s’avèrent très strictes. Leur vie entière est dédiée à ces figures qui sortent de terre sous forme de petits rameaux, qu’il faut ensuite sarcler, nettoyer, protéger, soigner pour qu’ils puissent prendre peu à peu envergure, visages et formes.
La mort venue, chacun d’entre eux sera inhumé « à l’endroit même où il a travaillé pour la dernière fois, afin que ses restes se mêlent au terreau et profitent à la croissance des statues à venir ».
La soif de savoir du voyageur est telle qu’il va vouloir s’immerger toujours un peu plus dans le monde statuaire avec en tête le projet d’écrire le récit de son périple et de ses rencontres dans les domaines. Il arpente longuement ces terres où l’on pratique et fait commerce d’une si étrange culture. Il va du nord au sud et même au-delà, en lisière, où sont abandonnées, passée la dernière parcelle, les statues qui n’ont pas trouvé preneur lors des séjours organisés à l’étranger pour tenter de vendre les récoltes. On les largue, sur le chemin du retour, le long d’une route qui fait office de frontière.
Troublé par la magie de ces contrées mystérieuses, le voyageur va vite découvrir, au fil de ses déplacements, l’envers du décor. Il va notamment constater le sort peu enviable réservé aux femmes et les différences de statuts qui règnent à l’intérieur de ces confréries rassemblées autour d’un doyen chargé de veiller sur l’ordre en place et sur la transmission de valeurs ancestrales. Retrouvant des hiérarchies qui ont cours dans de nombreuses sociétés humaines, il va également se rendre compte que, sitôt franchi la frontière, s’ouvrent des steppes peuplées de hordes barbares qui se préparent à anéantir le pays des cultivateurs de statues.
Jacques Abeille notait, dans sa préface à la première édition de ce livre (paru chez Flammarion en 1982), qu’il pensait faire le tour des pensées éparpillées autour de l’idée initiale (« d’un monde où poussaient non des courges mais des statues ») en quelques pages. Il expliquait aussi comment le besoin de conter par le détail toutes les fantaisies, les découvertes, les allégories et les cheminements insoupçonnés l’avait bien vite embarquer vers un chantier dépassant l’entendement.
« Je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou ; l’ayant laissée quelque temps, je m’étonne d’une cohérence inattendue. »
On ne peut s’empêcher de penser que Jacques Abeille, écrivant un tel livre, suit un parcours initiatique assez identique à celui du voyageur qu’il met en scène. Plus il avance dans sa quête et plus le « désir de réalité » se fait jour, tissant des liens étroits entre les différents personnages qu’il côtoie. Au final, les cinquante pages initialement prévues pour contenir ce récit de voyage seront multipliées par dix. Abeille y a mis ce qu’il affectionne. À commencer par l’étrangeté et l’onirisme qui habitent l’ensemble de ses livres. À cela s’ajoute la langue parfaite, presque classique, qui est sienne. Il aime en saisir toutes les potentialités. Il pose sa pensée et l’avancée de ses cheminements en les étayant toujours et en négociant avec joie les courbes plus ou moins prononcées que la syntaxe et la grammaire lui offrent.
L’histoire éditoriale des Jardins statuaires est assez sombre. Durant près de vingt ans, bien des ennuis (faillite d’éditeurs, problèmes de fabrication, incendies d’entrepôts) se sont accumulés et ont empêché ce grand texte inclassable de vivre comme il se doit. Sa réédition chez Attila permet d’espérer que la malchance a enfin lâché prise. Un indice nous incite à y croire : cette édition en cache en effet une autre, un roman graphique intitulé, Les Mers Perdues, né de la rencontre et de la complicité de Jacques Abeille et de François Schuiten.
À l’origine, il y a la lecture des Jardins statuaires par Schuiten. Fasciné, y retrouvant de fortes résonances avec son propre imaginaire, il s’est lancé dans une série de dessins qu’il a proposé à l’écrivain, lui demandant de l’accompagner par l’écriture. C’est aussi lui qui signe la couverture (et les rabats) des Jardins.
Jacques Abeille : Les Jardins statuaires, éditions Attila .
Schuiten et Abeille : Les Mers Perdues, roman graphique, éditions Attila.
Bonjour Jacques,
RépondreSupprimerAprès C. Arnoult, qui a réalisé un topo sur "les Jardin statuaires" pour le prochain Grognard, je découvre ta recension... Il va vraiment falloir que je le lise.
Bien amicalement,
Goulven