mercredi 12 octobre 2022

Second jardin (drugi vrt)

Ces dernières années, la poésie de Lou Raoul s’est déplacée vers l’Est, et plus particulièrement vers la Croatie, pays qu’elle a découvert lors d’une résidence d’écriture en fin 2013. Ce séjour lui a permis de s’imprégner de certains lieux, de se frotter à une autre culture, à une autre langue, d’appréhender une histoire tourmentée et de se saisir des divers éléments de ce collectage particulier pour les rassembler dans Otok, (ïle en Croate), journal fragmenté, rédigé à la troisième personne du singulier, publié en 2017 aux éditions Isabelle Sauvage.

Second jardin s’inscrit dans la même veine. Apparaît ici aussi un personnage central. Qui ne s’appelle plus Kim (comme dans le livre précédent) mais Beris. Celle-ci n’est d’abord qu’une présence fragile dont l’enfance, dévoilée par bribes, passée derrière le rideau de fer, est marquée par le deuil, la mort du frère aîné, et par l’irruption, en pleine grisaille, de figures emblématiques : Khrouchtchev (coiffé d’une toque fourrée) ou Nadia Comaneci, vue en noir et blanc à la télé. C’est dans ce monde rude et cadenassé que Beris a vécu ses premières années.

Quand on la rencontre, alors que le rideau de fer est tombé et que la guerre dans les Balkans a fini par s’arrêter, elle est en mouvement, elle marche sur les petites routes qui serpentent jusqu’aux hameaux ou bien elle se laisse portée, en regardant défiler le paysage, assise dans le compartiment d’un train. Ses déplacements s’inscrivent dans un conditionnel qu’accentue l’emploi de la conjonction « si ». On la sent cependant sûre de ses repères, arpentant une contrée qu’elle connaît, se rappelant ici telle maison aux volets jaunes, là tel jardin potager, là-bas telle femme vêtue de noir.

Là où Beris va, la joie de vivre, si elle a un jour existé, n’est vraiment pas de mise. Les habitants subsistent chichement. Ils ne sont guère loquaces. La guerre est restée gravée dans les corps, les têtes, les mémoires. Les noms de ses chefs ornent quelques bâtiments publics quand ceux des victimes anonymes ne sont présents que dans l’intimité des familles.

« dans l’eau de la Drave, des personnes déjà mortes
leurs corps précipités un jour de 1991 dans les eaux
si au même moment
une femme est debout sur un pont
si c’est l’épouse d’une de ces personnes disparues
assassinées, précipitées
elle est debout sur le pont d’Osijek surplombant la rivière
et vers l’eau de la Drave pose des roses rouges dans l’air
si elle n’a aucun autre endroit pour se recueillir c’est ici
à chaque date anniversaire »

Il y a chez Lou Raoul, dans ce livre comme dans les précédents, un fil narratif qui repose sur des scènes ordinaires, qui vont à l’essentiel et qui se déroulent avec lenteur dans des paysages de campagne. L’ellipse et la suggestion y jouent leur rôle. Elle sait qu’il n’est pas besoin de tout dire. Le personnage féminin qu’elle a choisi possède un corps, une histoire, une mémoire, une identité. C’est elle qu’il convient de suivre, de page en page, en respectant les étapes d’un cheminement non linéaire, effectué la plupart du temps en extérieur, porté par une écriture dense, travaillée, en perpétuel mouvement. Dans la dernière partie du recueil, Beris prend la parole. Elle s’exprime au présent, en une série de poèmes brefs et incisifs, et dit qui elle est.

« je suis Beris Timber dans un corps de femme à peu près
avec des griffures aux bras et aux jambes
je ne dors pas sur le matelas taché et poussiéreux
dans la chambre qui est mienne et verte
quelqu’un me prépare ailleurs un lit clair
avec le soleil les murs deviennent jaune chaud à midi
quand un coq chante un autre lui répond
aucun coq agressif ne me saute sur la nuque
aucune chauve-souris ne s’agrippe à mes cheveux »

 Lou Raoul : Second jardin (drugi vrt), Éditions Isabelle Sauvage.

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