Il lui aura fallu attendre près de trente-cinq ans avant de pouvoir expulser
ce qui, coincé dans son être tout entier (corps, tête, mémoire) l’a
souvent empêché de vivre, de penser, de se comporter comme tout un
chacun.
Il a quatorze ans quand cela arrive. Cela, c’est une main glissée
dans son pantalon. La main, c’est celle d’un adulte marié, un père, un
ami de la famille, un homme au-dessus de tout soupçon et qui pourtant,
en quelques secondes, touche, palpe, parle, juge, domine, humilie.
« il me dit mon salaud tu bandes
comment pouvais-je prévoir qu’on est un salaud quand on bande »
Dès lors, dès ce mercredi qui s’ancre à jamais dans son histoire, la
mécanique d’un lent dérèglement se met en route. Un mauvais film avec,
comme chef opérateur, le prédateur (« il me dit je vais te sucer tu
verras la bouche c’est comme un vagin ») qui assoit son emprise (dans
les voitures, dans les caves), minimise (« il me fait comprendre que
tout le monde fait ça je serais bien anormal de refuser ») et parle de
secret à garder.
« il tue ce que j’avais pu être jusqu’à ce soir là ».
Il inocule surtout, outre la dépossession et la salissure, l’idée de
culpabilité qui peu à peu s’installe chez sa victime. Au point d’hésiter
sur le terme à employer pour qualifier les faits.
« tu exploites le mot viol alors que tu n’as même pas été agressé tu
n’avais qu’à dire non on voit bien que tu as eu du plaisir petit cochon à
quatorze ans t’es vraiment un salaud ».
C’est cette confusion, et en parallèle ce besoin de s’alléger et d’y voir plus clair, que Ludovic Degroote
exprime dans ce récit sans concession, écrit en minuscule, d’abord de
façon chronologique et ensuite, comme s’il fallait revoir la trame du
mal de a à z pour aboutir à un objet littéraire, réaménagé dans une
version (présentée ici tête-bêche et intitulé Un autre petit viol) où toutes les séquences sont reprises par ordre alphabétique.
« il me saisit dans sa main dans sa bouche en saisissant ma queue il me saisit tout entier
il me tue dans ses mains il me tue dans ses yeux il me tue dans sa bouche ».
On imagine ce qu’il en coûte d’écrire un tel texte (« hein tu n’as
pas le droit d’écrire ça »). Il se met à nu. Il s’expose. Souffrance,
honte et malaise le submergent et l’empêchent de trouver la linéarité
qu’il souhaiterait. Alors il avance par bribes, hache son propos, manie
l’ironie mordante, questionne, revient en arrière, évoque sa sœur morte,
note ses peurs, appelle à la rescousse certains contes (en particulier Le Petit chaperon rouge et Barbe bleue) valant rebuts d’enfance violemment jetée aux oubliettes.
« en racontant cette histoire je prends le risque de me séparer »,
dit-il avant de retourner vers ses quatorze ans en écoutant une voix qui
annonce que, perdu dans un monde d’adultes qu’il n’imaginait pas ainsi,
« le petit ludovic attend ses parents à la cave ».
Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.
Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.
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