Derrière Vrouz, ce titre-déclic, on se dit que se cache peut-être
un identifiant, un mot de passe capable d’ouvrir une multitude de
fenêtres et puis on pense, presque simultanément, à un bruit de
moteur vif et alerte, celui d’une mécanique bien huilée qui va
démarrer au quart de tour et qui demande au lecteur de s’apprêter au
départ. Ce qui l’attend, introduit par ce mot venu de nulle part, est
tout entier tenu, animé, mis en voix par une marionnettiste de la langue
que l’on retrouve ici maîtrisant, sans en avoir l’air, les subtilités
sonores du sonnet en le tournant à sa manière et en y glissant, au fil
des portraits, autoportraits, instantanés et retours autobiographiques
qui fondent l’ensemble, anagrammes, onomatopées, expressions
populaires, jeux phonétiques et références diverses et discrètes à ce
qu’elle appelle « mes mots des autres ».
Le rythme est naturel et rapide. Il se déploie grâce à la respiration ample qu’impulse dans ses textes, et ce depuis Pas revoir,
Valérie Rouzeau. C’est ce souffle tendu qui emporte. D’emblée, elle s’y
appuie, le réactive, s’y grise et annonce teneur et couleur des poèmes
qui vont suivre.
« Bonne qu’à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement »
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement »
Si le mal à vivre est toujours présent, la nécessité de calmer ses
ardeurs et de colmater les brèches qu’il ouvre en intérieur l’est tout
autant. Pour se faire, frotter les mots les uns aux autres et les
assembler afin de s’embarquer en leur compagnie dans des voyages et des
méandres insoupçonnés est une mise à distance souvent salvatrice.
Valérie Rouzeau, quand elle part ainsi, et un rien (un regard, un coup
de vent, la lune dans la lucarne, une lumière qui traverse un homme ou
son ombre) l’y incite, aime ne pas être seule et invite dans ses
sonnets sonnants la voix lointaine d’un inconnu qui continue à jacter à
l’autre bout d’un téléphone qu’un autre vient de jeter dans une poubelle
londonienne ou la frêle silhouette d’un gosse qui claudique (« petit
gamin blessé à la patte un peu folle ») derrière un père qui marche trop
vite pour lui. Celle qui affirme ne pas savoir conduire mène ses poèmes
à vive allure en négociant chaque virage au cordeau. Elle attrape au
vol la main de ceux qu’elle désire à ses côtés. Ils doivent simplement
monter en marche et prendre place dans son imaginaire en y apportant de
quoi le nourrir.
« La tête d’envournée dans le métro rapide
Je vois ce jeune homme pâle sa mèche crantée
Ce joli coup de peigne qu’il a quand il sourit
Alors je reconnais sa très arrière-grand-mère
La jeune fille d’autrefois qui vit dans ce gars-là
Elle existe comme lui je le vois
Les yeux verts un peu gris la couleur de la Seine
Bien coiffée plutôt sage au-dessus de la Seine »
Je vois ce jeune homme pâle sa mèche crantée
Ce joli coup de peigne qu’il a quand il sourit
Alors je reconnais sa très arrière-grand-mère
La jeune fille d’autrefois qui vit dans ce gars-là
Elle existe comme lui je le vois
Les yeux verts un peu gris la couleur de la Seine
Bien coiffée plutôt sage au-dessus de la Seine »
Vrouz est en réalité bien plus qu’une suite d’autoportraits saisis sur le vif : c’est également un retour contre soi
(pour reprendre un titre d’Yves Martin) - et sur soi - qui passe par
les autres (souvent par le tamis de leur regard) et qui permet à Valérie Rouzeau
de saisir les jours ("c’est là où nous vivons"), d’en rattraper
quelques uns, de dire ce qu’elle y met, ce qu’elle aimerait y ajouter, y
soutirer, ce qu’elle subit parfois de peu réjouissant au quotidien, ce
qu’il lui faut désamorcer avec aplomb dès que la pompe à blues émet ses
premières notes. Elle évoque ses multiples déplacements entrecoupés de
périodes de calme ou de repli. Durant ces moments presque vacants, « je
est un hôte » qui regarde au plafond ou à la fenêtre en faisant venir
les mots, la grammaire et les bruissements qu’ils produisent en se
touchant avec autant de rapidité que si elle se trouvait à bord d’un
train ou d’un avion. Il y a une belle (et grande) énergie dans ce livre
où elle réussit à maintenir, d’un bout à l’autre, autrement dit
pendant 160 pages, un rythme soutenu. Elle s’y dévoile toujours très
présente aux autres, s’éclipsant quand il le faut et n’oubliant jamais
d’initier, envers ses proches, le geste simple qui permet de garder
intacts les liens que mort, maladie ou éloignement momentané ne pourront
entamer.
« J’ai l’amour spontané de mon prochain sauf quand
Mon prochain s’intéresse de trop près à mon goût
À ma personne gentille et froide et solitaire
Alors là je m’éloigne à grandes enjambées
Du buffet dînatoire où j’étais conviviée
Et je rentre chez moi savourer mon congé. »
Mon prochain s’intéresse de trop près à mon goût
À ma personne gentille et froide et solitaire
Alors là je m’éloigne à grandes enjambées
Du buffet dînatoire où j’étais conviviée
Et je rentre chez moi savourer mon congé. »
Valérie Rouzeau :Vrouz, La Table ronde.
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