Une
nuit, Celan est venu. Il faisait clair. Je me souviens d'un ciel
bleu-noir couvert d'étoiles pris dans le rectangle de la lucarne
entrouverte. Ce devait être durant l'été 1971. Il était porteur
de poèmes dont le premier, intitulé Fugue de mort, parlait
du « lait noir de l'aube » qu'il ne cessait de boire, lui
et tous ses proches, matin, midi et soir. Il parlait de l'Allemagne,
des dogues qui montraient les crocs, des tombes que les condamnés
devaient eux-mêmes creuser, des balles de plomb qui claquaient en
coupant le soleil en deux et de l'extrême profondeur d'une terre que
les maîtres désiraient grande ouverte à défaut de pouvoir
s'approprier l'air, le ciel et les nuages derrière lesquels
résidaient pour beaucoup de sacrifiés le seul salut possible. Il
revenait d'un voyage qui ressemblait peu à ceux qui, jusqu'alors,
m'avaient amené à penser que j'étais en passe de devenir, à mes
heures perdues, bohémien capable de sillonner en zigzag, allongé
sur un matelas défoncé, des routes couvertes d'écume ou de
poussière. Lui, il n'avait pas choisi le chemin étroit et intérieur
qu'il voulait délimiter et donner aux autres en y posant les seuls
jalons que l'histoire lui avait légués. Il y avait là des pierres
sèches, des lampes tremblantes, des feux épars, des papiers pliés
sous les cailloux, des bouts de bois issus d'anciens gibets, des
arbres morts couverts de lichens, des cordes restées accrochées aux
poutres des maisons vides. Pour le lire, pour suivre cet être
tendu, pour tenter de retrouver, dans le tissage serré de la rigueur
et de la désolation, l'agréable goût de l'amande ou des figues
mûres, la lenteur s'imposait. Elle était dictée par la voix
étrangement calme d'un homme qui, arraché aux siens et à sa
terre, marchait en demandant aux «oiseaux au soulier voyageur »
de l'aider à remettre ses pas dans ceux de ses père et mère et des
six millions de juifs également victimes de l'Holocauste. C'était
un survivant revenu du ghetto de Czernowitz (sa ville natale, en
Roumanie) qui surgissait. Il faisait grincer avec dix poèmes,
publiés en revue et traduits de l'allemand par Martine Broda, de
nombreuses jointures lyriques. Le bruit léger du vent dans les
peupliers argentés et celui, plus lointain, d'un chien de ferme
dont les aboiements se mêlaient au bourdonnement d'une
moissonneuse-batteuse de l'autre côté de la rivière,
accompagnaient son arrivée dans la nuit. Il ouvrait au couteau les
territoires du deuil et de la mémoire. Ne croyait plus à l'aube. Et
ciselait âprement, non sans colère, des faits dont on parlait
rarement dans le hameau, et constamment de biais, à demi-mots, les
yeux rivés au sol.
« La
nuit
n'a
nul besoin d'étoiles, nulle part
on
ne s'intéresse à nous. »
Le
chemin sur lequel il se trouvait était semé d'embûches. Il
n'avait réussi à en dégager qu'une étroite trouée. Il se
faufilait entre barbelés et ronces, dans des paysages mornes où le
souvenir des bruits de ferraille des trains qui chuintaient en
plaquant de la vapeur et des restes d'âmes sur les quais humides
des gares traversées n'avaient rien à voir avec le Zipper de la
Southern Pacific à bord duquel Kerouac fut un temps serre-freins ni
avec la micheline jaune et rouge dont j'aimais entendre le
sifflement au loin, debout, certains soirs, sur le seuil du cellier,
quand les vents étaient orientés plein Sud et qu'elle contournait
le Menez Bré en se dirigeant vers Bégard, Pédernec, Squiffiec...
Le
poète Celan dont je découvrais alors une infime partie de l’œuvre
était précis et énigmatique. Je n'avais pas (n'ai toujours pas) en
main les outils nécessaires pour m'improviser critique littéraire
et tenter d'expliquer la retenue et la force des mots qu'il allait
chercher dans la langue de ses bourreaux et qu'il lui fallait
ajuster à sa pensée. La tension qui émanait de ces vers aiguisait
le réseau des nerfs. Je la percevais instinctivement. Le vagabondage
de l'esprit (au bord des talus, dans les herbes folles ou au comptoir
d'une buvette installée sous des pins parasols) qui s'adaptait chez
tant d'auteurs à ma propre errance intérieure n'avait pas ici lieu
d'être. La souffrance couvait sous un tas de braises. Il s'en
emparait et semblait vouloir épargner la dureté de la tâche aux
autres en la prenant à son compte, en redonnant sens aux mots, en
enlevant la suie et la poussière des os calcinés qui les
recouvraient, en allant au plus juste, au plus concis, pour porter
haut le verbe des morts.
Le
lire, c'était sentir combien, chez lui, le poème et son cœur
battant, invisible, haletait en quête d'une respiration soutenue.
Le texte, à l'égal du bois, travaillait et grinçait, ouvrant
parfois des rais de lumière là où la brume s'était installée.
Le
lire, c'était aussi partir à la rencontre d'autres voix, celles,
quasi secrètes, de poètes dont les œuvres m'étaient inconnues.
Certains d'entre eux, tels Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva,
l'avaient précédé sur de mêmes routes périlleuses. Il les
évoquait avec discrétion. Les citait en exergue ou notait leur
nom dans un poème. Tous tentaient, à son image, de déceler dans
leur incessante et rude recherche en poésie un point d'équilibre
capable de les faire tenir debout.
Je
n'en pris la mesure que des années plus tard, découvrant d'abord
Pavot et mémoire et Dialogue dans la montagne, puis
trouvant çà et là quelques textes qui retraçaient son parcours
terrestre, sa vie douloureuse, son passage en camp de travail
forcé en Moldavie, son exil à Vienne et, enfin, sa mort par
suicide un soir du mois d'avril 1970 à Paris...
Logo : Photo d'identité de Paul Celan en 1938.
Dire que "les mots du critique" n'y sont pas, en quelque façon,c'est vrai.
RépondreSupprimerC'est bien autre,et plus.
"Une nuit, P. Celan est venu":
Nous n'y étions pas, nous y sommes venus.
merci.
Anne