lundi 27 mars 2023

Les filles bleues de l'été

Elles sortent à peine de l’adolescence, étouffent dans la ville et veulent mettre à profit l’été pour laisser derrière elles ce qui empoisonne leur existence. Pour l’une, c’est une rupture amoureuse, avec un homme indécis parti rejoindre celle qui partageait auparavant sa vie, et pour l’autre, c’est un mal-vivre bien ancré qui l’a amené, un jour, à rosir l’eau de sa baignoire avant d’être hospitalisée dans une clinique. Clara et Chloé quittent la ville pour vivre une saison en forêt, dans un chalet au bord d’un lac où elles se retrouvaient déjà du temps de leur enfance.

« Les semaines ont passé. Le mois de juillet était partout, caniculaire sur nos peaux brunies, prêt à laisser août venir. J’avais survécu aux éclats de mon amour et j’étais forte, j’avais les pieds enracinés dans une terre tranquille. Les hommes ne me toucheraient plus. Et j’écrivais. Et je buvais. Le monde était tout aussi à l’intérieur de moi qu’à l’extérieur. »

Les deux voix s’entremêlent. La narration, simple et limpide, doit beaucoup à la poésie. Toutes deux s’épanouissent et goûtent à la liberté, dans un paysage lumineux. Leur amitié devient de plus en plus fusionnelle. L’homme indécis revient, troublant à peine leur séjour, et repart peu après, les laissant vivre au plus près de la forêt, de ses bruissements familiers, de ses odeurs, de ses vies secrètes et minuscules, dans la plénitude qui s’en dégage.

« Si nous voulions faire cesser le mouvement continuel de nos esprits et simplement nous aimer, il n’y avait qu’à ouvrir les bras et à saisir la brise qui s’élevait de notre lac. »

Ces jours vécus loin de l’agitation urbaine vont bientôt se terminer. L’arrivée de l’automne sonne le retour à la ville, au travail, aux appartements, aux trottoirs bondés, à l’angoisse, aux démons que la saison chaude n’a pas réussi à annihiler. Ils réapparaissent, toujours aussi virulents, et il leur faut trouver la parade pour s’en préserver, si possible définitivement.

La solution sera radicale. Pas besoin de longs conciliabules. Elles savent ce qu’elles veulent : retourner en été, en forêt, près du lac et découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de l’eau, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la glace ne l’emprisonne.

Ce qui étonne dans ce premier roman de Mikella Nicol (née au Québec en 1992), c’est la douceur qui s’en dégage. Son écriture en est nourrit. Y compris quand la chute, inéluctable, et sans retour, se précise. Elle parvient, et c’est là où son texte puise sa force d’attraction, à apaiser les déchirures et à raconter des moments graves et décisifs (ceux du grand départ pour nulle part) avec tendresse et délicatesse.

Mikella Nicol : Les filles bleues de l'été, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 mars 2023

L'Antre

Reclus dans un abri souterrain, qu’il nomme l’antre, X, personnage énigmatique, vit dans un futur indéterminé et peu rassurant. S’il s’avisait de sortir, l’air du dehors, devenu irrespirable, le tuerait rapidement, gommant, en même temps que lui, toute trace de ses prédécesseurs, auxquels il doit son existence, le dernier d’entre eux étant Wollem.

« Après m’avoir formé et fait en sorte que je puisse communiquer, puis m’avoir insufflé ce supplément de vitalité faisant de moi le réceptacle des autres entités m’ayant précédé, Wollem m’a dit : j’ai rempli mon rôle. Je peux chercher de l’aide maintenant.

Il lui fallait se procurer du matériau pour donner un compagnon à X, et pour cela sortir, mais il n’a jamais réintégré l’antre, ce lieu austère où l’on ne peut dialoguer qu’avec un terminal informatique obtus et mal en point. C’est par lui que X pourrait savoir s’il y a quelqu’un d’autre à proximité, ou s’il est réellement le dernier rejeton d’une lignée dont il ne connaît pas l’origine, si ce n’est qu’il a été fabriqué, composé à partir d’un certain nombre de données, et non conçu comme une personne ordinaire, autrement dit après « fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus »..

« Le dernier d’entre nous à être sorti s’appelait Wollem, un nom choisi par le duo qui l’avait précédé, Vigus et Vagus. Tandis qu’ils approchaient de leur terme, ils s’étaient chargés de leur copie dans le terminal puis s’étaient mis à l’assemblage de Wollem. Ils avaient espéré créer un nouveau duo, comme à chaque fois jusque là, mais il restait si peu de matériau que, par prudence, ils avaient préféré n’en créer qu’un des deux, pour qu’à son tour il puisse en créer un autre. »

L’être créé, c’est X, le narrateur, chargé d’assurer sa survie, de remettre en état le terminal, de s’adapter à des souvenirs qui ne sont pas les siens, de cohabiter avec les anciens qui ont pris place dans sa tête et de tenter, s’il veut perpétuer l’espèce, de s’inventer un successeur en allant chercher du matériau à l’extérieur.

C’est dans cet interstice étrange et précaire, entre science-fiction et fantastique, entre rêve, réalité et hallucinations, que Brian Evenson situe les péripéties du très esseulé X.

L’Antre, novella minimaliste, est un texte percutant, un conte noir et fascinant, qui pose, mine de rien, des questions existentielles. Il montre un homme seul, fabriqué de toute pièce, robotisé jusqu’au bout des ongles, démuni, déjà sous terre, ne dépendant plus que d’un ordinateur corrompu sur le point de s’éteindre.                                                      

Brian Evenson : L’Antre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.


jeudi 2 mars 2023

Courants noirs

Après avoir publié Journal d’un timonier en 2018 et Nous avons la mer, le vin et les couleurs, (la correspondance de Nikos Kavvadias) en 2020, les éditions Signes et Balises poursuivent l’édition de l’œuvre de l’écrivain, marin et radiotélégraphiste grec en donnant à lire, et c’est une première en France, l’intégralité de ses poèmes. Ceux-ci tiennent en trois recueils : Marabout (1933), Brume (1945) et Traverso (1975) auxquels le traducteur, Pierre Guéry, a judicieusement tenu à joindre des poèmes épars, publiés en revues. Le volume, bilingue, est imposant et on entre, sans préambule, dans l’univers de l’auteur. Dès les premiers quatrains, le ton est donné.

« Les marins avec lesquels j’ai vécu disent de moi
que je suis un bâtard, un râleur, un pervers,
que je méprise les femmes d’insidieuse manière
et qu’avec elles je refuse de partager le lit. 

Ils disent aussi que je tire sur le hasch et la coke,
que j’ai un sale caractère, lunatique et abject,
que tout mon corps est criblé
de dessins répugnants, de tatouages obscènes. »

Cet autoportrait au vitriol, titré "Marabout" (c’était son surnom et c’est ainsi qu’il signait parfois certaines de ses lettres) est porté par la houle des mots et par un son particulier, un ressac lancinant, dû à une métrique souple et savamment maîtrisée, qui se propage de page en page. Kavvadias n’est pas homme à tourner autour du pot. Il ouvre la porte de sa cabine et celle de son monde intérieur, dit qui il est, ce qu’il fait, ce qui l’attire, l’inspire.

« Sur cette proue j’ai détruit l’être tranquille que j’étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d’enfant.
Pourtant, jamais ne m’a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses. »

Il dessine de nombreux portraits, parle de la vie à bord, des chats, des perroquets, des heures de quart, du ciel étoilé, de la Croix du Sud, des coups de vent, des coups de blues, des sueurs froides ou moites, du corps qui encaisse, s’abîme, s’abstient et se libère quand le cargo fait escale à Alger, Canton, Conakry, Madras, Marseille ou ailleurs.

« Ce soir, j’ai l’esprit obsédé
par une fille connue jadis ; une fille publique,
bien différente de ses consœurs
car toujours triste, sérieuse et butée.

Je me souviens, les autres filles la chahutaient souvent,
se moquant de son air si sévère,
et entre elles se disant, mimant un geste obscène,
qu’avec le temps elle finirait par s’y faire. »

Il note également "le mal du départ" qui s’empare de lui dès que le bateau reste trop longtemps à quai. La mer est son univers. Il a besoin de la sentir sous ses pieds, de tanguer avec elle, de l’écrire, de la décrire, d’évoquer les hommes qui, comme lui, y passent la majeure partie de leur vie et de composer, pour cela, des poèmes qui furent d’abord narratifs et descriptifs avant de devenir, avec les années, plus ramassés, plus mélancoliques pour être, bientôt, fatigue aidant, traversés par un fatalisme que contrebalancent de lumineux retours de mémoire.

« Le vent gémit comme un chien enragé.
Salut la terre et adieu le rafiot.
L’âme nous quitte et s’enfuit par le bas,
l’enfer aussi a ses bordels. »

Jusqu’au bout, Kavvadias roulera sa bosse et alignera les traversées à bord de l’un ou l’autre de ces cargos sur lesquels il aura sillonné tous les océans du monde. Cette existence, qu’il s’était choisie, débutée en 1930, et poursuivie jusqu’à sa mort, en février 1975, est jalonnée de poèmes emplis d’empathie et d’humanité qui invitent à l’embarquement immédiat. L’œuvre est importante. Célébrée depuis longtemps en Grèce, elle ne l’est pas encore en France mais ce volume, superbement construit, et augmenté, en annexes, de pages précieuses, arrive à point nommé pour y remédier.

Nikos Kavvadias : Courants noirs, Œuvre poétique complète, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, Signes et Balises.