On a peine à imaginer qu’il aura fallu 40 ans aux lecteurs français pour pouvoir (enfin) découvrir Les Malchanceux de B.S. Johnson. Ce livre, peu à peu devenu un classique outre-Manche, est le chef d’œuvre d’un écrivain qui disait s’éloigner de la fiction parce qu’elle falsifiait trop la vérité. Cela ne l’empêcha pas d’écrire sept romans en une dizaine d’années et de se contredire sans sourciller avec, en filigrane, un argument choc : la vérité du moment n’est pas nécessairement celle du passé. Il peut advenir, par exemple, que la mémoire restitue certaines phases d’un passé plus ou moins récent en le modifiant et en devenant, par là même, elle-même, mécanique générant de la fiction. C’est ce qui se passe, par bribes, dans Les Malchanceux.
L’argument du livre est simple. Amené à produire des piges sportives pour un journal, un écrivain (Johnson en personne) passe ses samedis après-midi en déplacement d’un bout à l’autre du pays. Ce jour-là, il est envoyé dans une ville des Midlands. Il doit suivre le match de football qui oppose City à United. À peine franchi le hall de la gare, il s’aperçoit que cette ville ne lui est pas inconnue. Il y est même lié par des souvenirs très forts. Et ceux-ci le ramènent inévitablement à l’un de ses meilleurs amis, Tony, mort d’un cancer à l’âge de 29 ans.
Dès lors, le motif de son déplacement va se réduire et devenir anecdotique. Ce qui va le guider, ce n’est plus le match prévu (qui sera décevant, futile) mais les éléments qui vont l’aider à redonner toute sa place à Tony et à leur amitié. Pour revivre tout cela, ce désordre, ce puzzle qui se reconstitue à l’improviste et de façon éclatée, B.S. Johnson décide de construire un livre particulier.
Dans l’impossibilité d’accorder un suivi linéaire à une pensée en ébullition, et conscient des dangers de l’approximation (toujours dans l’optique de cette notion de vérité qui le hante), il va accepter l’idée d’écrire de façon discontinue en donnant enfin forme à ce fameux livre en boîte dont il rêvait depuis des années.
Ce livre, qui se veut « une métaphore du fonctionnement aléatoire de l’esprit », est conçu en 27 chapitres. Il ne sera – ne pourra – pas être relié puisque toutes ses sections participent à l’idée du chaos qui s’attache tout autant à la création qu’à la désintégration de la santé de Tony. Le mieux est donc de le mettre en boîte – comme on met au cercueil le corps de celui qui n’a pas résisté à la maladie – et de laisser ensuite le lecteur l’assembler à sa guise. C’est ce pari audacieux que l’auteur d’Albert Angelo réalise. Seuls le premier et le dernier chapitres sont présentés comme tels, donnant une assise romanesque à l’ensemble. Le reste est fait de cahiers qui, lus dans l’ordre que l’on veut, forment une grande et lucide méditation sur la disparition.
Connu pour sa forme expérimentale, ce livre est néanmoins simple et touchant par son approche lente et inexorable de la maladie. Johnson est un écrivain qui, dans la plupart de ses textes, va vers l’intime et l’autobiographie. Parfois, et c’est ici le cas, il prend des chemins détournés et se met en retrait. Cela ne l’empêche jamais d’être présent. Et de ressasser son mal être, ses ruptures, ses travaux aléatoires et ses projets littéraires. Même au chevet de l’ami qui se meurt, ces obsessions-là reviennent. Là où un autre prendrait soin de les taire, lui ne peut s’empêcher de les noter. Toujours au nom de cette vérité dont il se dépare pas.
Il faut encore ajouter, avec l’édition de ce livre unique, « un classique de son temps, et du nôtre », comme l’indique si justement Jonathan Coe dans sa préface, la très belle réalisation voulue par les éditions Quidam. L’ouvrage, présenté sous boîte, est donné tel que l’auteur l’avait souhaité lors de l’édition anglaise en 1969.
Bryan Stanley Johnson : Les Malchanceux, traduit de l’anglais par Françoise Marel, préface de Jonathan Coe, éditions Quidam.
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