lundi 17 mai 2010

C'est tous les jours comme ça


En temps normal, Anthelme Bonnard porte bien son nom. Seulement, dans le pays, dans la ville, dans le quartier où il vit, la normalité a récemment reçu de sérieuses rafales de plomb dans l’aile. Les interdictions se multiplient. On quadrille, on contrôle. L’hymne au travail est diffusé à longueur de journée dans tous les grands magasins. Les nombreuses polices du pouvoir patrouillent jour et nuit. Il y a peu, le Candidat, s’est invité dans l’immeuble. Il a déversé ses « arguments » en assénant de forts coups de gueule. Peu après, un nain ayant fait fortune dans le négoce de l’étoffe a été assassiné dans l’escalier. Puis un môme, pris en chasse dans les étages, a été « ramassé entre vie et trépas sur le pavé après qu’il ait chuté du quatorzième étage ».
Partout, alentour, dans les moindres recoins, le monde est devenu brutal. Tandis qu’en haut le président parade et préside, en bas, l’eau et l’électricité se raréfient en même temps que la liberté d’être, de penser et de circuler à sa guise. La mise en cause du régime n’est plus tolérée. De même, avoir des livres chez soi est vivement déconseillé.
D’autres constats s’imposent et font peur. Ainsi, la population des Martin s’amenuise. Plus de 70 % de ceux qui portaient ce patronyme ont déjà disparu. Il en va de même de la gent féminine, en voie d’extinction très peu naturelle. Les infarctus augmentent. Trois en moins d’une semaine dont celui d’un sportif qui a perdu pied en plein footing, laissant son Labrador attendre, seul et penaud, l’arrivée du SAMU.
« S’évader en rêve, la nuit, entre les rayures de son pyjama va-t-il bientôt devenir la seule échappatoire possible à ce cauchemar ou allons-nous enfin nous réveiller et passer à l’action ? »
Cette situation, cette mise à plat ventre permanente, le nez au ras du sol et les yeux à hauteur des chaussures des décideurs, Bonnard, qui parcourt « la ville avec seulement son âme en bandoulière » le vit mal. Il s’inquiète. Et résiste à sa façon en tenant au jour le jour le registre des incidents. L’implacable chronique qu’il tient, conçue à coups de courts récits oscillant entre tristesse, boutade, nonchalance et feinte résignation, est un témoignage direct et précieux. Apte à préparer l’indispensable riposte. Celle-ci pointe doucement. Des couteaux s’aiguisent en cadence dans les arrières boutiques. Les trancheflics soixante-huitard ressortent des placards et se mettent à briller sous la lune. Des rendez-vous clandestins ont lieu dans l’arrière-salle de l’ancienne Friterie-bar Brunetti. Plus la situation se dégrade et plus la révolte s’organise.
Ces méfaits méchamment orchestrés, ceux d’un quotidien qui part en vrille et dont il faut à tout prix capter les pépites, y compris les plus noires, Pierre Autin-Grenier n’a pas son pareil pour nous les transmettre. Partant de vérités et d’évènements réels légèrement extravagués, riant jaune, déversant quelques burettes d’absurdité sur les pavés (afin que certains s’y rétament), il réussit, en un tournemain, en emboîtant anecdotes et faits divers, à en amplifier la portée pour y planter de redoutables banderilles.

Pierre Autin-Grenier : C’est tous les jours comme ça, éditions Finitude

samedi 15 mai 2010

Elle ne suffit pas l'éloquence




Imprimant sa marque dans des proses poétiques (et dans des romans qui s’en approchent) où déambulent, souvent de nuit, des êtres désabusés qui tâtonnent, se cherchent, se trouvent dans des lieux de passage (bar, restaurant, hall de gare, chambre d’hôtel), l’écriture de René Crevel, bien particulière, oscille entre douceur et froideur. Elle est saccadée, régulière, pénétrante, dotée d’une violence sourde.
Crevel (1900-1935), figure marquante du groupe surréaliste, souhaitait une poésie précise, habitée par ce qui, pouvant dépasser le réel, se trouvait, disait-il, en chacun pour peu qu’il veuille écouter son corps, ses rêves, qu’il aille découvrir ce que cache l’envers du décor et qu’il prenne du temps pour s’initier au voyage (même immobile) sans pour autant oublier la réalité d’une société brutale, injuste et, par conséquent, à changer.
Tous ces désirs, ces nécessités, ces essais de voix destinés à ouvrir des espaces de liberté et de révolte, on les retrouve dans Elle ne suffit pas l’éloquence, livre où sont réunis, de façon chronologique, des textes de création (poèmes en vers et surtout proses narratives) publiés en revues entre 1921 et 1934.
L’assemblage est judicieux. Le titre, idéal, exprime on ne peut plus clairement la méfiance que Crevel éprouvait à l’égard des mots et de leurs différents usages. Trop polis, trop goulûment mis en bouche, trop prompts à séduire le plus grand nombre, ceux-ci peuvent facilement se transformer en « agents d’une police intellectuelle ». Pour lui, la parole (ou l’écriture) ne peut pas se concevoir sans l’action qu’elle se doit de déclancher dans la vie même de celui qui s’en empare.
Michel Carassou (auteur chez Fayard d’une biographie consacrée à l’auteur de La Mort difficile) explique cela avec pertinence dans la postface qu’il donne à ce livre qui nous permet de retrouver Crevel et d’entrer dans son œuvre, non pas par la grande porte mais de biais, en profitant des nombreuses (et très éclairées) fenêtres que celle-ci possède.

René Crevel : Elle ne suffit pas l’éloquence, Gravures de Jean-Pierre Paraggio, postface de Michel Carassou, éditions Les Hauts-Fonds.

vendredi 14 mai 2010

Les Périls de Londres



Marchant dans Londres, ville qu’elle connaît bien et qu’elle sillonne depuis de nombreuses années, Sylvie Doizelet a pris, pendant ses récents séjours, des séries de photos qui disent les dangers, interdictions, dérapages, risques de chute, de contamination et de mort qui guettent l’imprudent qui oublierait de prendre au sérieux tous ces rappels.
Ils fleurissent sur de multiples panneaux. On les trouve partout : des terrains vagues au cœur de la ville en passant par les trottoirs, les grilles, les cages d’escalier, les façades de verre, les quais, les esplanades, les souterrains… Façon pour les uns de se prémunir et pour les autres de trembloter en se méfiant de ces incessants périls susceptibles de transformer les éventuelles (et de plus en plus problématiques) flâneries en guet-apens.
Ces dangers inhérents à la capitale londonienne, Jean-Claude Pirotte a choisi de les contourner sans s’en laisser conter. Ces pancartes vont, au contraire, l’inciter à se promener en convoquant, dans les courtes fables, légendes, vignettes qu’elles lui inspirent, des êtres (anonymes ou célèbres) dont les livres ou parcours l’accompagnent et qui, eux aussi, ont arpenté (ou arpentent encore) les rues de Londres. Il y puise sagesse et ironie. Pense aux enfants qui ne savent pas lire. Aux aveugles qui seront piégés. Aux brumes de l’ivresse. Aux ombres qui se bousculent sur les pontons. Et à tous ceux, la plupart, qui, malgré tout, s’en sortent.
« Il reste, accroché à la pointe d’une hallebarde, un fond de pantalon qui flotte au vent, dans le courant d’air éternel de l’agitation urbaine. Quant au propriétaire du pantalon, c’est un garçonnet qui a disparu la veille dans un roman de Dickens. »
Pirotte enchaîne poèmes, récits brefs, réflexions et anecdotes. Il glisse son ombre entre brouillard et lampadaires, s’en remet au hasard – qui le lui rend bien –, évite les parquets cirés des banques de la City et donne à lire des fragments d’existence capables de survivre à bien des interdictions.
Parfois, Henri Thomas, l’auteur de La nuit de Londres, apparaît à la faveur d’un porche éclairé. Armand Robin, qu’il rencontra là-bas, marche à proximité. Mac Orlan vaque également dans les parages. Et Ted Hughes (que traduit Sylvie Doizelet). Et Samuel Pepys. Et Sylvia Plath. Pirotte les salue tous, à tour de rôle, sans s’attarder mais en leur rappelant combien leur invisible présence en bord de Tamise, lui apporte, certains soirs, douceur et réconfort.
Les périls de Londres est le deuxième livre que Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte réalisent ensemble. Dans le premier, Chemin de croix (La Table ronde, 2004), c’est elle qui écrivait tandis que lui s’attelait déjà à la légende, mais d’une autre manière, en dessinant des encres aquarellées en regard des quatorze stations évoquées. Ici, les rôles s’inversent à peine. Et le duo, discret, mobile et accordé, est tout aussi épatant.

Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte : Les Périls de Londres, éd. Le Temps qu'il fait.