mercredi 16 octobre 2013

La Faim des ombres

Habitué à faire circuler les textes des autres, que ce soit au sein de la revue Europe (qu’il dirige depuis de nombreuses années) ou en tant que traducteur (on lui doit notamment les versions françaises de différents ouvrages de Giuseppe Conte, Antonio Tabucchi, Cristina Campo et Lucio Mariani), Jean-Baptiste Para n’en délaisse pas pour autant ses propres poèmes. Si on le lit peu, c’est parce qu’il lui faut (outre les raisons évoquées ci-dessus) allier distance, patience et sagesse pour penser, concevoir, écrire et mener à bon port un projet conséquent.
Il sait, de plus, comme la plupart des poètes, que l’on se doit, à un moment ou à un autre, de payer son dû au silence.

« Tu es né d’un homme aride
Toi qui retient ta bouche de parler

Là où tombe son visage
Sa lampe tourne sous les vents

Ne guette pas de silence plus tendre »

Cette attente, de lente retenue, n’empêche pas les ombres de réclamer. Il arrive même qu’elles ordonnent - tel est le cas dans La Faim des ombres - de donner du blé aux morts et du sel aux pierres. À l’auteur alors d’entrer en jeu et de libérer sa parole. À lui de détecter ce qui reste, par nature et autour de nous, à peine perceptible ou visible : aiguilles, brindilles, cendres, reflets, résines... À lui de dire ce qui circule dans les sous-bois de l’image et de l’écrit. Tout cela, Jean-Baptiste Para sait le sentir et le propager. Il avance par séquences. Mêle étroitement impressions de voyages et de lectures. Y greffe ses fragments antérieurs et sa grande propension à se projeter dans le réel (souvent douloureux) des autres. Le lisant, on peut tour à tour surprendre Pouchkine à cheval dans la steppe, imaginer un tombeau pour le poète indien (écrivant en langue ourdou) Mirza Ghalib (1797-1869) ou décider d’une ultime visite à Rosa Luxemburg en cellule.

« Les fourmis et le sable blanc sont mes camarades.
Je mourrai à mon poste si je meurs en prison. »

L’un des moments les plus intenses du recueil s’avère être celui nommé L’inconcevable. Il rapporte la mort nocturne, le deuil puis l’enterrement (suite d’évènements vus par un enfant) d’une grand mère dont le "corps transi" a été trouvé "dans les avoines". On y repère tout ce qui caractérise et procure une force rare à cette écriture presque lyrique,  où les mots semblent parfois totalement offerts à ceux qui, croisant la route de Para, se retrouvent, sans s’en douter, réunis dans le livre.

« L’enfant est descendu à la fontaine.
Il a lavé son visage dans l’eau où la vieille femme plongeait ses tresses.
Il a posé son front sur la pierre froide du bac.
Et ses lèvres pâles ont touché la pierre qui n’a pas d’enfance.
Le lendemain des gens sont venus de toute la montagne. »

Jean-Baptiste Para : La faim des ombres, éditions Obsidiane.

jeudi 10 octobre 2013

Terrestres

Si l’être humain apparaît évidemment dans les poèmes et proses de Denis Rigal, il ne le fait qu’à sa mesure, à son corps défendant, marqué depuis des millénaires par ses limites, pris dans un monde trop vaste pour lui, vivant durant un très court laps de temps, soumis à l’histoire, aux mythologies, aux reliefs et aux éléments plus ou moins cléments qui façonnent le lieu où le dé du hasard l’a vu naître. Y trouver sa place – et s’y sentir à son aise, puis se déplacer – demande de collecter nombre de ces brassées vives et surprenantes qui ont souvent à voir avec une beauté (violente, ouverte, fulgurante) qui n’a rien de commun avec celle nichée dans tant de têtes et qui, pour cela peut-être, reste si peu prisée (voire méprisée) tout en s’avérant pourtant nécessaire pour assouvir notre besoin de riche vie intérieure.

« à chaque neuve niaise lune
la grande gueule du chaos
éructe, salue la sombre aurore,
l’astre à venir et le désastre,
expulse homonculus visqueux,
vineux, violent, vaincu, voué
à la folie des grands heurts, dé-
muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essentiel, non pas
vaines questions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue. »

Denis Rigal apprécie et recherche la lumière tamisée qui affleure à la surface des vagues à marée basse ou dans les trous d’eaux « qui sont des yeux crevés, des contre-lunes ». Il la devine dans le vol du rapace qui disparaît en emportant sa proie le plus haut possible. Elle se coule en permanence dans ses poèmes, de jour comme de nuit, en Bretagne où il vit (plus précisément à Brest) ou à Stresa, dans le Piémont, d’où il revient avec un cahier dans lequel il évoque la matière, l’eau, la pierre, les paysages et l’homme si démuni qui débarque, lutte, « tire au fusil sur la roche inerte », l’homme, ce « bœuf mélancolique », seul au milieu des ruines, qui n’a pas souvent la chance de pouvoir confronter sa pensée à celle de quelques autres, quelques écrivains secrets ayant trouvé humilité, sagesse et précision au long de leur parcours terrestre.

« C’est ici que l’homme se retrouve : affronté seul à la paroi abrupte et lisse qui est la face visible du non, une masse compacte de basalte définitif, la fin de tout et le début du rien : il n’y a pas d’au-delà, rien à atteindre, rien à attendre et l’homme sait qu’il est pris dans l’inéluctable depuis le premier jour. »

Terrestres, écrit au bord d’un monde au « centre vide, sur quoi tourne une absence », s’attache à déceler tout ce qui vibre, donne et perpétue la vie. Cela va de la simple brindille à l’arbre centenaire, ou du galet ricochant sur l’eau à la montagne répercutant cris et bruits divers venus cogner l’une ou l’autre de ses parois. Suivant Fondus au noir (Folle Avoine, 1996) et Aval (Gallimard, 2006), cet ensemble montre combien Denis Rigal sait être concis tout en offrant de l’étoffe à ses textes. Il touche à l’essentiel sans être sec, ne s’encombre pas d’adjectifs inutiles, ne néglige pas l’ironie (« la vache s’humanise / l’homme s’avachit »), module le rythme de son chant en l’adaptant aux différentes formes poétiques choisies et s’affirme toujours aussi percutant, incisif, précis.

 Denis Rigal : Terrestres, Le Bruit du temps. Le prix Georges Perros 2013 a été décerné à Denis Rigal pour Terrestres.

mercredi 2 octobre 2013

Phan Kim Dien

 « Au courant de tout ce qui paraît. Vous indiquant les ouvrages qui pourraient vous échapper et qu'il ne faut pas manquer de lire. Tiraillé entre deux cultures. Entre son besoin d'écrire et son ardeur à vivre. Traînant une existence d'exilé, rude, chaotique, mais éclairée en permanence par d'incessantes découvertes. »

Charles Juliet, Dien, mon ami Dien (1)

Il revient des toilettes le visage dégoulinant de flotte. Il s'assoit, s'installe. Pose d'abord une main, puis l'autre, et enfin ses coudes sur la table. Je remarque le coup d’œil circulaire : en une fraction de seconde P.K.D. semble avoir déjà balayé murs, plafonds, sols et nappes de la crêperie La Ville d'Ys, située rue Saint Georges à Rennes, où nous venons tout juste de prendre place. Il décoche un sourire, des mots : « tu vois, le hasard, le tableau de Matisse reproduit là-bas. »

Je me retourne, regarde derrière moi. Le rose-framboise tirant sur le mauve a l'air de servir de buvard au décor. Les deux chaises, la corbeille de fruits et les mains expertes de la dame au tablier blanc ne me font pas oublier la flaque obscure qui prolonge la fenêtre. Celle-ci m'attire et me pousserait presque à m'enfoncer dans ce coin sombre du tableau pour quitter subrepticement les lieux.

Puis silence, silence. Rapidement rompu par Dien qui m'explique les sensations étranges (et sans cesse renouvelées) qu'il éprouve dès qu'il entre en contact avec les divers travaux du peintre Matisse :

« 1869-1954. Enterré comme mon oncle au cimetière de Cimiez – Nice. »

J'écoute. Je saisis quelques bribes. Des choses au vol, pour comprendre. Avec lui, tout paraît couler de source. Les poèmes et les images s'imbriquent pour créer un appel à l'éveil des sens. Il esquisse ainsi un bout de chemin en direction des autres en les incitant à effectuer eux aussi un aller simple mais clair vers lui. Il les incite alors au dialogue, à la rencontre, au partage. Il évoque encore Matisse. Puis fait un détour par Phnom-Penh où il a grandi, vécu, étudié. Sa mémoire fonctionne par bribes. Sans se soumettre à une chronologie trop stricte. La ville est à jamais ancrée en lui. Il en sort un foisonnement d'images brèves, de coupures inachevées, de bouts de films perdus, retrouvés. Il parle de la maison rouge où vivait sa famille. Du Palais Royal. Des jardins, du fleuve, des barques amarrées. Du transistor qui grésillait et grâce auquel il captait le hit-parade australien. Se souvient des Rolling Stones numéro un avec Satisfaction. Avant de revenir subitement au présent. À ces échardes qu'il s'évertue à extraire. Pour vivre ardemment.

« Délaissant momentanément les mots (blessé car certains refusent de voir en P.K.D. un poète) vers 1985-86, je me suis mis à faire des images. Lignes, espaces, couleurs pour tenir le même propos : perte du lieu d'origine, exil, désir d'une terre plus humaine. » (2)

L’œuvre peinte ne peut se concevoir (s'offrir, être reçue) que par un subtil processus de fragmentation. La mémoire s'y faufile. Ne joue jamais sur terrain neutre mais capte des flashes visuels, sensuels et physiques qui alimentent la boîte noire du créateur. Elle peut même travailler à son insu. Cela, il le sait. Il en a peur, il se méfie. Pour éviter la faute d'inattention, il s'arme du précieux carnet de notes et de l'indispensable appareil-photo. Il y ajoute une curiosité accrue et des questions souvent dérangeantes, posées à brûle-pourpoint, à propos de telle ou telle anomalie observée sur un paysage, un visage, un comportement. Attiré par le détail, il détecte le rien et peut, partant de là, ouvrir des portes essentielles.

« Images à lire. Alphabet des signes (des hommes préhistoriques à H. Matisse / Picasso en passant par Jean Fouquet) ». (3)

Dans sa « fabrique des sens », les couleurs sont vives et cachent à peine des traînées d'ombres. Ce sont celles-ci qu'il faut suivre et fixer. On leur trouve d'emblée des contours, des lignes. On imagine çà et là des intersignes songeurs et furtifs destinés à botter les fesses des petits fantômes de l'âme.

Dien fait le ménage là-dedans. Il promène ses émotions dans l'espace et le temps. Leur insuffle du quotidien. Évoque le poète Alain Malherbe. Parle de leurs virées nocturnes. Des plats exotiques qu'ils partagent dans des cantines qui ne paient pas de mine. Des voyages qu'ils réalisent en s'aiguisant les papilles. Il se tait. Sort un papier chiffonné de sa poche. Griffonne quelques mots dessus. Dit qu'il hésite toujours un peu entre l'écriture et le dessin.

« Mais peindre c'est se doter d'une écriture. » (4).

Il met sa graphie au service des yeux et ses couleurs à la disposition des mots. Parfois, il laisse tomber une ligne d'horizon à ses pieds. C'est sa manière d'annihiler les distances et de toucher ciel et terre du bout des doigts.

(1) Travers n° 33-34, Phnom-Penh sur berges (2) Extraits de La Terre Comestible n° 10 (3) Lettre, 11 janvier 1991 (4) La Terre Comestible n°7

(2) Extraits de La Terre Comestible n) 10

(3) Lettre, 11 janvier 1991

(4) La Terre Comestible n° 7


Né en 1946 à Kompong Speu, dans la minorité viêt du Cambodge, Phan Kim Dien est arrivé en France en 1966. Il vit à Paris. Il a notamment publié Chin'toc, Le Dé Bleu, 1980, La Démangeaison, Le Dé Bleu, 1987, Phnom-Penh sur berges, Travers n° 33/34, 1987, Snap shot, Polder, 1987, Nulle part, la terre comestible, Wigwam, 1995 et Rock Encore, What ?, Les Carnets du dessert de lune, 1998.
On peut le retrouver (même s'il y est absent depuis quelques mois) sur le site PKD.

mardi 24 septembre 2013

Else avec elle

Dès le premier poème de cet ensemble, construit en forme de triptyque, Lou Raoul s’adresse à celle qu’elle nomme Else en lui donnant, en offrande, son intégrité, son regard, son présent, sa mémoire, son calme apparent, ses souffrances intérieures et ce quotidien qui est sien et qu’elle ne peut concevoir sans nouer d’infimes mais solides liens avec le monde (humain, animal et végétal) qui l’entoure.

« un jour tu es
et tu me dis que c’est ton nom
alors comme j’ouvre toutes les fenêtres à l’air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s’émiettent et je te donne, Else, ma vie »

Passé ce poème inaugural, le « je » n’aura plus lieu d’être (il ne réapparaîtra que dans le dernier volet) et c’est à travers Else que l’auteur va avancer en gardant toujours une salutaire bienveillance vis à vis de celle en qui elle met évidemment beaucoup (si ce n’est tout) d’elle-même. Elle lui parle, l’accompagne dans des voyages où, tout exotisme étant exclu, il faut saisir la rugosité du territoire découvert et les pratiques ancestrales de ceux qui y vivent.

« ils chassent écureuils, zibelines pour la chair et la peau
les peaux lustrées qu’ils troquent contre thé, café, tabac, vêtements, tissu
les peaux qu’au village d’autres assemblent pour confectionner des chapeaux très chauds »

Ces incursions dans le grand nord ou ailleurs, au pays des rennes et « des toiles tendues sur les armatures de bois » en suscitent d’autres, plus proches, et presque toutes ancrées en Bretagne, où la frontière entre les vivants et les morts devient souvent presque invisible. Ainsi cet homme qui sort du bois, à l’heure où ses congénères, par milliers, dans des villes « se coiffent, se rasent ou se maquillent, se vêtent, se chaussent », cet homme qui boîte et qui s’en va, chaque jour, se placer au cimetière près des siens. Ainsi Else, elle-même, qui, au centre du livre, se porte au chevet de Yuna qui va mourir et restera, pour toujours, « la femme morte quand elle est vivante ».

« Un jour, Yuna montre à Else son nouveau sein droit, reconstitué. Il a un peu de cicatrices et pas de mamelon. Son dos porte aussi une longue cicatrice. Le mamelon est prévu pour plus tard. Comme tout va vite ou faire comme si Yuna n’est pas malade. Else est étonnée. »

Treize tableaux en prose, où la vie va, continue et contourne l’inévitable en s’y appuyant pourtant, attestent, au centre du livre, du lien très fort qui unit ces deux femmes que la mort ne réussira pas à séparer. Passé et présent ne sont ici que l’endroit et l’envers d’une même pièce que l’on ne peut couper en deux.

La façon d’écrire de Lou Raoul, tour à tour allusive, elliptique, précise et tranchante, lui permet de traverser, outre les frontières, ce miroir si prompt à lui renvoyer un double qui ne demande qu’à vivre pleinement. Cette écriture est portée par une langue qui sait ce qu’elle doit à l’oralité. Certains poèmes, qui se déploient et s’enroulent, contant tel ou tel épisode de vie, s’avèrent à cet égard assez proche de la complainte. D’autres, plus compacts, resserrent les boulons de la grande mécanique du monde. Pour en saisir les nuances et les subtilités, il faut rester (ce qu’elle fait) en éveil, en attente de ce qui va advenir ou revenir. D’autres enfin, qui constituent le dernier volet du livre, viennent, plus légers, plus brefs, dire que ce qui devait être écrit, en puisant dans l’ordinaire ou dans le douloureux, l’a été. La respiration se fait plus calme. Else, ce personnage, ce double qui va et vient d’un livre l’autre de Lou Raoul, peut alors s’éclipser, non sans entendre, au loin, la voix de l’auteur qui, hésitant un peu entre langue bretonne et française, lui parle et la remercie.

« tremen ’ra an amzer un jour c’est tard le temps passe et d’un vol ralenti lent au-dessus de ce champ de ce petit bois de saules mon ange tu voles »

Lou Raoul : Else avec elle, éditions Isabelle Sauvage.
(Le prix PoésYvelines 2013 a été attribué à Lou Raoul pour ce livre).

mardi 17 septembre 2013

Décembre m'a ciguë

« C’est pour bientôt, on m’a dit : pour décembre ». Et décembre est là. Froid, pâle, métallique. Presque cassant de certitudes. Tout près, il y a le canal gelé, des corbeaux à l’écluse, un écureuil qui ose encore quelques allers-retours du pied de l’arbre à sa réserve secrète, le bois qui craque comme de vieux os dans la maison où elle vit, travaille, attend et redoute ce qu’elle ne peut concevoir. La nouvelle viendra par le téléphone. Le danger, le déclencheur de douleurs, est en permanence en veille, ou en pré-alerte, à ses côtés. Elle lui parle sèchement, lui intime l’ordre de se taire, de ne pas se mêler de ce qui ne le concerne pas.

« Non, pas toi pas toi. Dring, dring, je l’entends déjà ta sonnette, et tout mon sang se fige. Veux pas veux pas, tu ne peux pas m’appeler pour ça, t’entends, t’entends, t’entends le téléphone, va-t’en ! Va-t’en, viens pas me faire carnage au corps. »

Pour éviter de ne penser qu’à l’échéance, puis à l’absence, à la béance qui suivra, ou plus simplement pour tenir, pour offrir du contenu à son temps, elle s’invente des rituels de sauvegarde. Ce sont des douceurs au corps et à l’esprit. Des gestes simples : allumer une bougie, fumer une cigarette puis une autre et une autre, boire une tisane, dessiner, graver, s’emplir de nuit claire, regarder la lune au-dessus du cyprès qui fait face à la chambre et se dire, instantanément, que la grand-mère qui, au loin, respire si mal en ces derniers jours de vie, la voit elle aussi et que le moment est idéal pour bouger, pour s’adresser à elle et ne pas rater leur rendez-vous quotidien par courrier.

« Alors à nouveau mon urgence, le cerveau fait sourdine j’écris n’importe quoi, tout ce qui passe dans ma main pourvu que tu m’attendes, pourvu que ton regard, pourvu que... : “Ma petite Mamie, avec tout cet hiver surtout, ne prends pas froid. Ne pars pas à New York courir le Marathon, repose-toi, bouquine, prends soin de toi, prends en bien soin...” »

Au présent s’ajoutent des scènes qui reviennent du passé et particulièrement de l’enfance. Leurs bienfaits restent lumineux dans la mémoire de celle qui rassemble ses forces, réfléchit à ce qui la lie à l’espace et au temps, interroge les grésillements qu’elle perçoit sur sa ligne intérieure, écoute son corps douloureux et essaie d’apaiser ce qui dans sa chair palpite et souffre de trop anticiper les effets de celle (la mort) qui là-bas approche.

« Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS. Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur. Lui maintiendrai la dragée haute. »

C’est une voix forte, tenue, tendue, jaillissant du plus secret d’elle-même, que celle que donne à entendre Édith Azam. Une voix qui passe par tout le corps, qui fonde texte pour prendre corps à son tour, une voix qui caresse ou aiguise les muscles, les tendons, les articulations, les os, une voix qui emplit les poumons, qui monte du ventre à la cage thoracique, qui trouve son souffle et la bonne dose d’oxygène pour maintenir sa cadence, une voix qui vibre, résonne, met en route une mécanique nerveuse, souple et fragile. Elle agit par saccades, trébuche, se reprend, poursuit avec ténacité sa lente, implacable exploration de ces territoires intimes et familiers qui portent en eux ses peurs, ses hantises mais aussi son imparable énergie à résister, à être, à vivre, à créer, à écrire.

« Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »

 Édith Azam : Décembre m’a ciguë, éditions P.O.L.