mercredi 7 mai 2014

Juste après la pluie

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

 Thomas Vinau : Juste après la pluie, Alma éditeur.

mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.



lundi 21 avril 2014

Un petit viol

Il lui aura fallu attendre près de trente-cinq ans avant de pouvoir expulser ce qui, coincé dans son être tout entier (corps, tête, mémoire) l’a souvent empêché de vivre, de penser, de se comporter comme tout un chacun.

Il a quatorze ans quand cela arrive. Cela, c’est une main glissée dans son pantalon. La main, c’est celle d’un adulte marié, un père, un ami de la famille, un homme au-dessus de tout soupçon et qui pourtant, en quelques secondes, touche, palpe, parle, juge, domine, humilie.

« il me dit mon salaud tu bandes

comment pouvais-je prévoir qu’on est un salaud quand on bande »

Dès lors, dès ce mercredi qui s’ancre à jamais dans son histoire, la mécanique d’un lent dérèglement se met en route. Un mauvais film avec, comme chef opérateur, le prédateur (« il me dit je vais te sucer tu verras la bouche c’est comme un vagin ») qui assoit son emprise (dans les voitures, dans les caves), minimise (« il me fait comprendre que tout le monde fait ça je serais bien anormal de refuser ») et parle de secret à garder.

« il tue ce que j’avais pu être jusqu’à ce soir là ».

Il inocule surtout, outre la dépossession et la salissure, l’idée de culpabilité qui peu à peu s’installe chez sa victime. Au point d’hésiter sur le terme à employer pour qualifier les faits.

« tu exploites le mot viol alors que tu n’as même pas été agressé tu n’avais qu’à dire non on voit bien que tu as eu du plaisir petit cochon à quatorze ans t’es vraiment un salaud ».

C’est cette confusion, et en parallèle ce besoin de s’alléger et d’y voir plus clair, que Ludovic Degroote exprime dans ce récit sans concession, écrit en minuscule, d’abord de façon chronologique et ensuite, comme s’il fallait revoir la trame du mal de a à z pour aboutir à un objet littéraire, réaménagé dans une version (présentée ici tête-bêche et intitulé Un autre petit viol) où toutes les séquences sont reprises par ordre alphabétique.

« il me saisit dans sa main dans sa bouche en saisissant ma queue il me saisit tout entier

il me tue dans ses mains il me tue dans ses yeux il me tue dans sa bouche ».

On imagine ce qu’il en coûte d’écrire un tel texte (« hein tu n’as pas le droit d’écrire ça »). Il se met à nu. Il s’expose. Souffrance, honte et malaise le submergent et l’empêchent de trouver la linéarité qu’il souhaiterait. Alors il avance par bribes, hache son propos, manie l’ironie mordante, questionne, revient en arrière, évoque sa sœur morte, note ses peurs, appelle à la rescousse certains contes (en particulier Le Petit chaperon rouge et Barbe bleue) valant rebuts d’enfance violemment jetée aux oubliettes.

« en racontant cette histoire je prends le risque de me séparer », dit-il avant de retourner vers ses quatorze ans en écoutant une voix qui annonce que, perdu dans un monde d’adultes qu’il n’imaginait pas ainsi, « le petit ludovic attend ses parents à la cave ».

 Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.


samedi 12 avril 2014

Friterie-bar Brunetti

La nouvelle du décès de Pierre Autin-Grenier est tombée ce matin, tel un couperet. S'il est un être que l'on a du mal à imaginer absent de notre quotidien, c'est bien lui. Voici une note consacrée à l'un de ses livres.

La Friterie-bar Brunetti, maison fondée en 1906 et située 9, rue Moncey à Lyon, a depuis longtemps disparu du décor. Démolie, refaite, relookée, devenue banque, pharmacie ou pressing, victime en tout cas d’une mise aux normes stricte et aseptisée, elle ne subsiste (elle et son cortège d’humilité) que dans les mémoires de ceux qui en furent les habitués. Pierre Autin-Grenier était de ceux-là. Il tenait table au fond de l’antre. Il pouvait observer, écouter, griffonner, siroter un verre de Beaujolais ou de Côtes du Rhône et voir s’égailler tout autour de lui une flopée de solitaires en manque de compagnie. C’est leur histoire (mêlée à celle de ce troquet de quartier) qu’il écrit ici. Il la recadre par bribes, clins d’œil, morceaux d’humanité à la fois tristes et légers.

« On ne voyage bien en fait qu’au café, en compagnie d’un panaché, d’une verte, d’un Cinzano ou d’un petit noir arrosé si vous préférez ; un reginglard de charbonnier ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire. »

Pas (ou peu) de nostalgie chez Autin-Grenier mais plutôt une colère maîtrisée, distillée avec hargne et parcimonie, capable de faire mouche en un éclair et portant en elle des envies de grands soirs revivifiants.

« Je rêve, voyez-vous, qu’en ce moment même où nous bavardons de tout et de rien, sans souci autre que remettre la tournée, quelque jeune agitateur à joues creuses et tignasse drue, vivotant fort serré de menus expédients et d’amours illicites, le regard perdu dans son petit noir et baignant tout entier dans la lourde atmosphère d’un bistroquet de banlieue ne soit tout bêtement en train de porter la tempête en ses flancs. Possédé jusqu’à l’os par le sentiment sacré de la révolte, je l’imagine méditant devant sa tasse un projet de manifeste susceptible d’enflammer les faubourgs. »

Partant d’un lieu feutré où ont grésillé tant de bassines de frites, où furent donnés aux murs et aux assoiffés l’occasion de capter tant de confidences et de révoltes, c’est en réalité un bel éloge des bistrots qu’il dresse, léguant au livre le nom de l’ancien bar et prenant à son tour place dans une longue cohorte, celle qui voit, depuis des lustres, se côtoyer avec bonheur littérature et cafés. Gourmet et gouailleur, PAG, le fraternel, s'y promène à son aise, invitant à sa table tous ceux qui souhaitent voir grandir  leur solitude.
 
Pierre Autin-Grenier : Friterie-bar  Brunetti, éd. Gallimard /L'Arpenteur.

jeudi 10 avril 2014

Compost/composto

Écrits lors d’un voyage au Brésil, les poèmes qui composent Compost sont présentés ici en version bilingue, retrouvant (grâce à leur traduction en portugais) la langue du pays qui les a vus naître. Ces textes du dehors, extraits d’un carnet où faune et flore foisonnent, disent l’auteur avançant dans des lieux qu’il découvre en ressentant des émotions difficiles à contenir. Il choisit, pour ne pas se laisser submerger par tant de vitalité et de luxuriance, de ne garder que les séquences qu’il se sait capable de transmettre en modulant ce rythme tendu et empreint de douceur qui semble être sa respiration naturelle. Son poème se rapproche alors du chant, saisissant lumière, mobilité et nuances alentour. Il concentre dans un même mouvement les paysages et les êtres qui les traversent.

« Au son du pigment rouge sous nos sabots
je chevauche et nous allons au petit trot assis, escortés des verts perroquets aux ailes qui battent l’air de rien tandis qu’ils enjoignent de leurs cris entendus les arbres aux faîtes ployés de résister aux lourds becs de soleil couchant des toucans. »

À l’étonnement du regard répond la voix du regardé. Il y a là mimétisme et intériorité, surprise et voile levé, songe et transfert de ressenti. Parfois, un cheval mort se met à parler cependant qu’un homme au loin (en Occident) vient de s’éteindre sans se douter qu’un autre, « au sortir d’un rêve à Brasilia », malaxe un peu de terre parfumée pour lui rendre hommage. En d’autres occasions, ce sont colibris ou martin-pêcheurs qui s’expriment. Ou bien ce sont les crocodiles qui gloussent et chuchotent, eux qui n’hésitent pas une seconde à loger quelques éclats de soleil au creux de leurs pupilles.

« Tandis que le boto chasse en soufflant
dressé sur le sable des hauts-fonds
le soleil se loge sur l’Araguaia
dans les yeux des crocodiles
leurs braises balisant le fleuve de queimadas
d’une rive à l’autre où restent les oiseaux
blottis avec leurs noms propres depuis l’aube des temps. »

L’homme, dont la présence dans un monde avant tout dédié aux animaux (et surtout aux oiseaux) paraît souvent anachronique, ne peut subsister sans l’appui et l’aide de ses congénères. Il lui faut un guide, un ami, un capitaine. Stéphane Crémer note très subtilement ce qu’il doit à tous ceux qui l’accompagnent dans son périple.

« Le cahaça a plus d’une fois coulé entre les pins de glace pilés,
sur la peau de crapaud des citrons verts jusqu’au banc de sucre
au fond de nos verres à moutarde et nous avons honoré
l’amitié, sans autre diplôme que de force caipirinha à partager ! »

Il n’y a pas d’exotisme exagéré dans cet ensemble. Pas plus de parcours fléchés et balisés. Mais des zigzags lumineux et restreints. Par dizaines et dans le désordre pour mieux appréhender un pays qui ne peut dévoiler qu’une part infime de ses présents à ce voyageur qui surprend par l’acuité de son regard.

 Stéphane Crémer : Compost / composto, traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda et Alain Mourot, préface de Gilles A. Tiberghien, éditions Isabelle Sauvage.