mardi 1 décembre 2020

Nous avons la mer, le vin et les couleurs

La correspondance de Nikos Kavvadias n’avait jamais encore été traduite en français. C’est désormais chose faite. Cette somme épatante – 131 lettres couvrant quatre décennies – révèle la personnalité attachante de celui qui se cache derrière le poète et l’écrivain. Cet homme, qui a longuement sillonné les mers à bord de cargos et de paquebots, ne mettant définitivement pied à terre que trois mois avant sa mort soudaine (en février 1975) a constamment maintenu un contact étroit avec ses proches. Le besoin de partir était toujours le plus fort mais une part de son être restait à terre. Ses lettres en témoignent. Il les adresse à sa sœur Tzénia, à sa nièce Elga mais également à ses amis écrivains (M. Karagatsis, Stratis Tsirkas, Georges Séféris, Marlen Pitta, Thrasos Kastanakis) . Il leur donne de ses nouvelles en leur demandant de lui écrire en retour. Il note ce qu’il fait, ce qu’il remarque, ce qui l’attire lors de ses escales.

« À Tzénia

Cardiff
1er septembre 1935

Dimanche. Pluie et brouillard. Hier je me suis promené toute la journée à Cardiff. Dans les grandes rues, les parcs magnifiques, les immenses magasins de Queen Str., et dans les quartiers maltais où les Maltaises, les Portugaises et les femmes de San Vincenzo offrent une bouffée d’amour pour half a crown. Là, à l’extérieur des Cocos Shops crasseux, déambulent des noirs du Maroc, d’Aden et du Sénégal, avec leurs chapeaux melons et leurs chemises à col cassé. Dans une boutique maltaise, je t’ai trouvé une boîte en métal avec des serpents incrustés. »

Après avoir débuté comme matelot en 1928 (il avait alors dix-huit ans), il deviendra, après l’obtention de son diplôme en 1939, radiotélégraphiste. Il officie à bord du Corinthia, du Cyrenia, du Lydia, du Media, du Romelia... Dès qu’il se pose dans un port, il s’adonne à la rédaction de ses missives. Il a auparavant arpenté les lieux, s’est mêlé aux gens qui vivent à proximité des quais (dans les bars, dans les bordels, dans les échoppes). Il en fait part a ses correspondants tout en revenant sur ce que fut la traversée, sur les tempêtes, les cyclones, les chaleurs torrides ou les froids polaires. Il a ses habitudes dans plusieurs cités portuaires. Il en saisit l’ambiance en quelques lignes. On le suit ainsi à Melbourne, Colombo, Aden, Marseille, Gênes, Venise, Singapour, Beyrouth, Lübeck, Brest, Bergen ou Bombay.

« À M. Karagatsis

Colombo
21 novembre 1949

Mon frère !
Ta lettre arrive à point ! Je viens tout juste de dévaler l’échelle de coupée. Et je suis remonté à bord pour t’écrire. Nous sommes arrivés ce soir et repartons à l’aube. Traversée un peu difficile d’Aden à Colombo. Des quarts pénibles. De la chaleur. Un jour, je parlerai de cette traversée. »

Il fait ici référence à son grand projet. Qui est de consacrer un livre à sa vie de marin en le centrant sur l’histoire d’une traversée particulièrement éprouvante. Avec ses hauts, ses bas. Ses personnages tourmentés. Leurs anecdotes racontées lors des veilles nocturnes. Les aléas météorologiques. Les escales mouvementées. Les maladies vénériennes contractées dans les ports. Les hommes en proie à leurs démons. La solitude et les diverses façons de la combattre ou de la contourner. Ce sera Le Quart, son unique roman. Il le commencera à Melbourne, le 15 août 1951 (il travaille alors sur le Cyrena) et le terminera en mer tyrrhénienne, le 21 décembre 1952, dans sa cabine, à bord du Corinthia. Quand il est publié en 1954, il semble mitigé quant à sa réelle portée. Il faudra plusieurs notes de lecture dans les journaux et les avis enthousiastes de ses pairs pour qu’il l’accepte totalement.

« À Stratis Tsirkas

Melbourne
23 mai 1954

« Le livre... Je ne l’ai même pas avec moi. Je m’en moque. Il m’est venu comme une envie de vomir, et je l’ai écrit. Comment faire autrement ? Maintenant, ce sont les autres qui vomissent en sa compagnie. Je n’ai qu’une envie, c’est de me retrouver le plus vite possible avec Antigoni et toi autour d’une table. »

Kavvadias revient fréquemment sur son lien à l’écriture. Il lui arrive de joindre quelques poèmes à ses envois. On le sent, tout au long de ces années, généralement de bonne humeur, extrêmement curieux, heureux de courir les musées, d’acheter des cadeaux à offrir, s’arrêtant sur ses nombreuses lectures, goûtant intensément le moment présent. Il ne manque jamais de s’enquérir de la santé des siens. Il préfère parler d’eux que de lui-même. Ses amitiés le nourrissent. Il en va de même des ports qu’il explore, des mers qu’il sillonne, des gens qu’il côtoie en mer ou qu’il rencontre à terre, des infos qu’il capte ou diffuse depuis son local radio. Celles-ci le relient aux différents points de l’imparable carte marine qu’il déplie au fil du temps, y punaisant missives et cartes postales qu’il signe de ses différents pseudonymes ou surnoms : Marabout, Kolias ou Mavris...

Nous avons la mer, le vin et les couleurs est un livre précieux. Il fourmille de détails, de précisions, de pistes pour cerner au mieux l’incessant travail de l’écrivain. Il ouvre également une porte secrète. Derrière laquelle se trouve l’homme Kavvadias. Un mètre cinquante-trois. Une énergie peu commune. Un poète d’envergure. Auteur d’une œuvre incomparable au sein de laquelle ces lettres prennent évidemment toute leur place.

« À présent, je ne reverrai plus la minuscule station radio de Surat, ni le phare de Ras al Hadd déchirer la nuit. Je n’entendrai plus de voix éraillées par l’alcool, stard board. Je n’aiderai plus jamais les pilotes ivres morts à descendre l’échelle de coupée. »

 Nikos Kavvadias : Nous avons la mer, le vin et les couleurs, correspondance 1934-1974. Avec dix lettres de M. Karagatsis. Traduit du grec par Françoise Bienfait et Gilles Ortlieb, éditions Signes et balises.

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dimanche 22 novembre 2020

L'arrachée belle

D’elle, on sait ceci : vit dans une ville côtière. Partage un appartement avec un homme qu’elle n’aime plus. Supporte de moins en moins cette vie réductrice et décide un beau jour, sans crier gare, de tout quitter, de rompre, de s’arracher, de se faire la belle pour se réapproprier ce corps qui s’ankylose, ce cerveau qui tourne à vide et ce présent qui n’en est plus un. C’est l’âpre cheminement, physique et intérieur, de cette femme qui part se réoxygéner ailleurs et autrement, que Lou Darsan raconte dans son premier roman.

« Si elle l’a quitté, vraiment, si la route et les visages croisés sont vécus, si leur empreinte modifie son corps et son esprit autant qu’elle le pressent, cela signifierait que son absence n’a fait que se matérialiser après avoir longtemps envahi leur vie de couple de sa présence désincarnée. »

Cette jeune femme que l’on suit à la trace possède en réalité une force insoupçonnée. Elle n’a aucun mal à se frotter aux éléments, à contourner les obstacles, à vivre à l’air libre, à se mouvoir dans un monde végétal, minéral et animal qui attise ses émotions et réveille ses sens. Elle fait aisément (ou, parfois, plus durement) corps avec ces paysages inconnus qu’elle traverse. Elle y adapte ses mouvements et poursuit sa route en se dépouillant toujours un peu plus. Bientôt, elle abandonne sa voiture sur une aire de péage et décide de continuer son périple en prenant place dans d’autres véhicules. Elle y rencontre des familles en transit, des chauffeurs qui ont besoin de parler, quelques silencieux en partance pour nulle part.

« C’est ça qui revient, chaque fois qu’ils lui parlent. Leur travail qui n’a plus de sens, le mur qu’on va se prendre. Faudrait savoir sauter, ou partir. Quand ce n’est pas le travail, c’est leur passé qui s’accroche, les misères, les galères, les violences subies. L’intervalle pendant lequel ils se confient, où ils rêvent, alignent les si. ».

La route défile, et avec elle une série de décors, de reliefs, de paysages qui changent au fur et à mesure qu’elle avance. Le lieu où elle décidera de s’arrêter importe peu. Ce sera probablement au bord de l’eau, élément qu’elle apprécie beaucoup. Mais ce qui compte, c’est le chemin parcouru. C’est celui-ci, avec ses méandres et ses imprévus, avec la liberté qu’il procure, qui la fera renaître, reprendre confiance, redécouvrir sa tonicité. En accord avec son corps, ses pulsions, ses désirs.

Ce parcours initiatique est porté par une langue étonnante. Vivante, nerveuse, inventive. Une langue juste, qui sait tordre la syntaxe et alterner les rythmes pour rester au plus près des sensations éprouvées par celle qui s’éloigne d’un passé rabougri pour se reconstituer. Il y a, dans L’arrachée belle, outre un vocabulaire précis qui permet de bien nommer les choses, une sorte de vibration continue qui ne s’interrompt jamais, une respiration ample et maîtrisée. La poésie n’est jamais loin. Elle pousse régulièrement la porte du roman et y entre subrepticement.

Lou Darsan : L’arrachée belle, éditions La Contre-Allée.

 

 

vendredi 13 novembre 2020

Hemlock

À travers les destins épiques et tragiques de trois meurtrières parvenues, avec méthode et expertise, au sommet de leur art, Gabrielle Wittkop nous embarque dans un incomparable et flamboyant roman qui se déploie tel un triptyque hors-normes au sein duquel les personnages, issus de diverses époques, reprennent vie dans des décors qui leur furent jadis familiers. Il y a là Béatrice Cenci, italienne de la post-renaissance, la marquise de Brinvilliers, française du dix-septième siècle, et Mrs Fulham, anglaise qui s’exila en Inde au début de l’époque edwardienne. Elles s’activent à tour de rôle, de l’enfance à l’âge adulte, sous le regard acéré de Hemlock. Celle-ci, en villégiature à Rome, à Paris ou en Inde, autrement dit sur les lieux mêmes où vécurent les femmes dont il est ici question, dévoile, entre chaque chapitre, quelques éléments de son existence. Elle, dont le nom en anglais signifie ciguë, vit en compagnie de H., son mari, qu’elle aime éperdument mais qui souffre d’une maladie incurable.

« Quelquefois, H dit vouloir mourir mais si du moins son esprit le veut, son corps semble le refuser encore.
Eh bien, est tentée de répondre Hemlock, hé bien, tu sais où se trouve la chose, n’est-ce pas ? Il y a dans l’armoire de la salle de bains un bocal de verre roux bien fermé, petite colonne luisante évoquant quelque gadget de cuisine ou l’un de ces jouets pour adultes qui sont objets de pure gratuité. »

Le présent perturbé d’Hemlock n’est pas sans rappeler, comme l’explique Karine Cnudde dans sa lumineuse préface (Gabrielle en ses labyrinthes) celui que vivait Gabrielle Wittkop quand elle écrivait son roman, à la fin des années 1960. Elle partageait à l’époque la vie de l’historien et essayiste allemand Justus Franz Wittkop, qui avait vingt-et-un ans de plus qu’elle et qui souffrait de la maladie de Parkinson à un stade avancé. Elle l’avait rencontré pendant la guerre, alors qu’il était déserteur, et l’avait caché dans une chambre de bonne à Paris avant de l’épouser en 1946.

Si l’idée du poison fait plus qu’effleurer l’esprit d’Hemlock, elle l’effraie plus encore. L’histoire regorge, sur le sujet, de faits divers qui ont défrayé la chronique et les trois femmes qui occupent sa pensée en sont de probantes figures tutélaires. Toutes souhaitent se libérer d’un joug particulier. Béatrice Cenci va tuer son père parce qu’elle n’en peut plus de subir ses coups, ses fureurs, ses viols, sa folie destructrice. Marie-Madeleine de Brinvilliers va anéantir son père, ainsi que toute sa famille, parce que la dangereuse passionnée qu’elle est peu à peu devenue entend faire le vide autour d’elle en prenant plaisir à glisser subrepticement quelques gouttelettes de mixtures magiques et raffinées, que lui procurait son amant Saint-Croix, dans l’alcool ou les mets de ses futures victimes.

« Elle savait aussi que produisant plus de poison qu’il n’en pouvait utiliser, Saint-Croix vendait quelquefois à des personnes sûres un peu d’une poudre de succession dont il s’appliquait sans cesse à perfectionner la subtilité et l’absence de trace. »

Quant à Augusta Fulham, plus terne, plus effacée, c’est avec l’aide d’un médecin dont elle s’était éprise, qu’elle décida de mettre fin aux jours d’un mari devenu trop encombrant. Ils utilisèrent un produit qui possédait des qualités tout aussi radicales que la fameuse « poudre de succession » concoctée par Sainte-Croix.

« Cette passion qui excitait les secrètes envies n’était pourtant comparables ni à la flamboyante révolte de Béatrice Cenci ni au rut de tigresse animant la Brinvilliers. Augusta avait glissé dans une situation qu’inconsciemment elle avait préparée de longue main ; asphyxiée par sa propre enveloppe, par ce qu’il y avait en elle de fermé, de plié, se débattant aveuglément dans l’étroitesse de sa chrysalide, elle avait essayé de se faire les ailes mais, trop pauvre, la substance l’avait trahie et abandonnée. »

Les trois diaboliques ont, on s’en doute, plutôt mal bouclé leur séjour sur terre. Béatrice fut décapitée en public, à Rome, à l’aide d’un tranche-tête qui avait l’aspect d’une grande hache le 11 septembre 1599. Marie-Madeleine mourut sur l’échafaud, en place de Grève, le 17 juillet 1676, et Augusta, condamnée à être pendue, tomba raide morte, le 29 mai 1914, dans son cachot à Allahabad.

Leurs destinées sont ici restituées, avec force détails, par Gabrielle Wittkop. Elle procède avec minutie, en s’arrêtant sur les paysages, sur les nombreux personnages secondaires, sur les perturbations psychiques, sur les passions menées à leur paroxysme, sur les perversités décomplexées ou encore sur les tableaux de maîtres ornant les hôtels particuliers en usant de cette langue incomparable qui est la sienne, baroque, somptueuse, éclatante de vie, prompte à éclairer les ténèbres et à maintenir sur une ligne de crête un sens du suspense qui, de fait, ne retombe jamais. Hemlock, sous titré « à travers les meurtrières », est un grand livre. Il était indisponible depuis plus de trente ans.

« Si La mort de C. est le livre le plus proche de mon cœur, Hemlock est certainement celui que je considère comme le mieux fait, le mieux écrit, le mieux construit », avouait Gabrielle Wittkop, qui est décédée en décembre 2002 et dont on célèbre cette année le centenaire.

Les Héritages, roman inédit de celle qui disait se sentir plus qu’en affinité avec Sade et Lautréamont, paraît simultanément chez Christian Bourgois. Plus ramassé mais tout aussi envoûtant, on y retrouve le même univers, le même rythme, les mêmes vibrations. L’histoire est celle d’une villa racontée à travers les vies plus ou moins agitées de ceux et de celles qui l’ont occupée, durant un siècle marqué par deux guerres mondiales.

« Célestin Mercier avait fait construire la maison pour la louer, la louer cher car elle était jolie. Il y parviendrait sans peine, pensait-il en sirotant son café, les pouces passés dans les entournures d’un gilet beurre-frais trop étroit sur un torse qui bedonnait. »

Nombre de portraits brefs apparaissent au fil des chapitres, constituant une galerie de personnages hauts en couleur. S’y succèdent un bibliophile adepte de la roulette russe, une artiste peintre, un inspecteur et sa femme, un fossoyeur imbibé d’alcool, un déserteur allemand et sa compagne cachés dans les combles (on pense évidemment à Gabrielle et à Justus Wittkop), un pharmacien exhibitionniste, un égyptologue anglais ou encore un jeune homme accompagné d’un rat facétieux nommé Astérix. Les murs de la maison parlent. Non seulement de l’ombre jetée sur eux par le suicide (par pendaison) de leur premier propriétaire mais aussi de toutes les scènes dont ils furent les témoins privilégiés. Assemblées, elles composent un petit théâtre tragi-comique où l’humour noir et la verve carnavalesque font bon ménage.

Gabrielle Wittkop : Hemlock, préface de Karine Knudde, Quidam éditeur. Les Héritages, éd. Christian Bourgois.

La plupart des autres livres de Gabrielle Wittkop ont été publiés par les éditions Verticales.
 
Le Matricule des anges n° 218 (Novembre / décembre 2020) comporte un important dossier consacré à Gabrielle Wittkop.

jeudi 5 novembre 2020

Proëlla

Chez Erwann Rougé, la mer n’est jamais loin. Cette fois, c’est sur l’île d’Ouessant qu’il la retrouve. Un rite religieux, jadis en vigueur là-bas, donne son titre à cet ensemble de poèmes. Sur ce bout de terre battu par les vents, « le corps du marin disparu en mer est symbolisé par des petites croix de cire (proëlla) veillées au domicile du défunt, ensuite portées à l’église et transférées au cimetière ».

« sur un linge blanc
une croix de cire
veille sur le va-et-vient des morts et des vivants. »

Une longue nuit débute. Elle va s’étirer du dimanche soir au lundi matin. En mer, un homme ballotté par le ressac, sent la force de l’eau le tirer vers les bas-fonds. Bientôt, il ne sentira plus rien. Ses os, ses tendons, ses muscles, ses vertèbres ne seront plus reliés à son cerveau. Il vit ses derniers instants. Revoit défiler des morceaux de vie, des bribes de paroles, des décors ébréchés. Pendant ce temps, à terre, l’angoisse monte crescendo. Toutes les disparitions se ressemblent. Quelqu’un attend des nouvelles qui ne viendront plus. Ou qui seront portées par un messager qui annoncera l’irréparable.

« ils ont frappé à la porte avant l’aube
tant abîmé les mots. »

Dans bien des endroits du monde, personne ne vient frapper aux portes. L’angoisse s’empare tout aussi durement des proches qui savent évidemment que leur disparu, qui était peut-être l’un des innombrables qui, après avoir traversé le désert, étaient partis s’embarquer à Sabratha ou ailleurs, gît maintenant au fond de la Méditerranée, entre la Libye et la Sicile. Lui, elle, tout ceux dont les corps jonchent cet immense cimetière marin n’auront de « proëlla » que celle qui leur est ici dédiée par Erwann Rougé.

« deux chaussures deux morceaux de pain
rien d’autre ont dit les passeurs.
on ne comptera pas.

il faut juste couler le jour
dans l’après des jours

chacun avec sa salive
mettre à l’usure la prière folle. »

Chants et contre-chants ponctuent les heures d’une nuit fragile, à la fois marine et terrestre, éclairée par des éclats de poèmes brefs et incisifs qui incitent à garder en soi le souvenir de ceux qui reposent sous l’écume, sans nom, sans sépulture, sans linceul.

« au large les morts ne sont nulle part. »

 Erwann Rougé : Proëlla, éditions Isabelle Sauvage.

mercredi 28 octobre 2020

La nuit féroce

Promenadia, village perdu des Asturies, novembre 1936. Homero, le maître d’école, n’est pas originaire du lieu, ce qui ne peut que susciter de l’hostilité au sein de cette communauté où l’on apprécie peu les étrangers. Il vit chichement et mange chaque jour dans une famille différente. Ceci explique le surnom, peu enviable, de « pique-au-pot » qui lui a été attribué. L’homme qui le reçoit à sa table ce soir-là est un paysan rustre, père d’un fils idiot, d’une grande fille enceinte et d’un autre fils plutôt rêveur. La fin du repas et le retour à l’école marquent le début d’une nuit qui ne ressemblera à nulle autre. Le meurtre d’une fillette, qui a été violée et dont le corps a ensuite été jeté dans un puits, est venu fracasser l’apparente tranquillité du village. La colère est palpable. Une chasse à l’homme a d’ores et déjà débuté. L’instituteur va rencontrer en quelques heures, sans le vouloir, et à tour de rôle, tous les protagonistes du drame qui est en train de se jouer.

« Quand il ouvre la porte, le vent se faufile jusqu’au dernier recoin de la maison. C’est un vent venu du cœur même de la montagne ; un vent si atroce qu’il est impossible de ne pas penser à la mort.
C’est alors qu’il les voit.
Accroupis près des balançoires, sous une couverture, il y a deux corps tremblants. »

Ce sont ceux de deux hommes apeurés qui tentent d’échapper à la battue en cours. Ils sont itinérants. Ils cherchent du travail et viennent de se faire traiter d’assassins par une vieille qui ne manquera pas de signaler leur présence aux chasseurs qui tirent sur tout ce qui bouge. Les aboiements des chiens et les coups de fusil résonnent alentour. La traque est menée par un curé fou furieux, le père Aguirre, qui jouit d’une grande influence et qui a embarqué avec lui deux sbires capables du pire.

« Le père Aguirre aspire avec force, crache un brin de tabac et s’enfonce son chapeau jusqu’aux oreilles. Il ne porte pas son habit. Il a une croix de Calatrava tatouée sur la main droite et une petite médaille d’argent avec la légende Tempus fugit sur la poitrine. Son nez fait penser à un bec d’aigle ; ses yeux à deux petits poignards. »

Le curé harangue la meute. Hommes et chiens obéissent à ses ordres. Et suivent, dans la neige qui commence à recouvrir la terre, les traces des deux fugitifs qui n’ont aucune chance de s’en sortir. Ce qui les attend dépasse l’entendement. Ils devront payer pour un crime qui ne peut rester impuni. Épuisés, ils se retrouvent bientôt cernés et livrés au féroce ecclésiastique. Qui dicte la sentence et décide de son exécution immédiate. Homero, qui a suivi les évènements à distance, se sachant aussi lâche que les autres, incapable de stopper cette folie meurtrière, n’arrive sur les lieux que plus tard.

« Les hommes pendent comme des draps noirs. Ils portent tous les deux des capuchons de pénitents. Le vent les balance de côté, comme s’ils leur mordait les genoux. Bleuis de sueur, les chiens se disputent leurs chaussures. »

C’est cette terrible histoire, ce conte cruel, qui a lieu sur fond de guerre civile, que déroule, en séquences brèves, Ricardo Menéndez Salmón. Il procède de manière implacable, en une écriture fulgurante. Il dresse le décor, souligne l’atmosphère ambiante et brosse le portrait de ces différents personnages en maintenant une tension communicative. Un mal qui semble venir de loin et traverser les époques en contaminant les hommes guide ces justiciers qui exécutent sans vergogne.

« L’homme lance des ponts, domestique des forêts ou résout des problèmes mathématiques posés voilà des centaines d’années, mais tout son génie, toute sa patience et toute sa ferveur pâlissent devant l’énigme de sa méchanceté. »

 

 Ricardo Menéndez Salmón : La nuit féroce, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éditions Do.