jeudi 5 août 2021

Le Renvers

Avec ces onze nouvelles, ancrées dans des époques et des territoires différents, Robert Alexis s’attache à suivre les pérégrinations souvent houleuses de personnages qu’il saisit à bras le corps, à un moment crucial de leur existence, quand le besoin impérieux de renverser la table les pousse à changer de vie et à oser passer outre certains interdits. Tous ont en commun un présent qui ne leur convient plus. Ce sont des battants qui n’entendent pas économiser leur énergie, ou ménager leur monture en ayant, logée dans un coin de leur cerveau, l’idée saugrenue de faire des vieux os. Il leur faut aller de l’avant. Et se battre, y compris contre eux-mêmes, pour que s’allument des torches capables de les éclairer.

« Je n’ai pas de questions à adresser aux Dieux. Je me fiche de l’amour, de la famille, des sciences, du progrès et des lois de la cité... Je me fiche de tout ce que l’on m’a donné. Je suis sans principes, sans commandements, je ne crois rien de ce qui me semble futile ou trivial, ou essentiel, ou anodin ou principal. Chaque lettre m’est lettre à l’infini. Aucun de mes comptes ne se termine. Je n’ajoute pas les phrases aux phrases, les calculs aux calculs... Je me méfie de tout. »

Ainsi parle l’un des personnages, loup de mer au cuir tanné qui s’apprête à mener un bateau maudit, marqué par le signe, ayant déjà deux échouages à son passif, en pêche dans le fracas des eaux tempétueuses du Grand Nord. D’autres s’expriment plus posément, avec dextérité, l’un en sculptant un Christ (forcément invisible d’en bas) en haut d’une cathédrale, un autre en conduisant un camion tractant deux remorques chargées de Douglas et d’épicéas sur un pont en bois qui branle au-dessus du vide. Ces hommes sont en quête d’adrénaline et ne peuvent la trouver qu’en mettant leur corps à l’épreuve et en actionnant leur instinct de survie à l’instant T.

« Je faisais de ma vie une vie ! plus rien d’indifférent ! de quoi mordre aux chairs d’oiseaux, d’orages, de flaques à enjamber, la multitude de simples auxquels un seul regard, disposé sous l’angle du désir féroce, permet de ces trouvailles où l’esprit s’égare tout en se retrouvant. »

Robert Alexis suit les êtres qu’il met en scène sur une distance assez longue pour que le lecteur puisse pénétrer dans leur intimité, leur passé, leur personnalité et leur quotidien. Lancés sur des chemins sinueux, ils avancent, sautent ou contournent les obstacles qui se dressent devant eux sans savoir s’il iront au bout de leur quête. Ils ont choisi leur route et n’ont pas de but précis à atteindre. Mordre à la vie leur suffit. Et cela, R. Alexis, avec son écriture souple et envoûtante, passant d’une atmosphère à l’autre en affûtant son vocabulaire et en brossant des décors adéquats, le transmet parfaitement, lui qui sait quitter les protagonistes de ses nouvelles au bon moment, sans avoir recours à la fatidique chute finale, les laissant simplement poursuivre (ou pas) leurs aventures au bord de l’inconnu.

 Robert Alexis : Le Renvers, Quidam éditeur.

 

lundi 26 juillet 2021

Demain s'annonce plus calme

Il se passe des choses étranges dans ce pays imaginaire qu’Eduardo Berti se propose de nous présenter à travers « une série de dix éditions différentes d’un même quotidien ». Les nouvelles, plutôt tranchantes, ne sont jamais figées et chaque édition permet de suivre leur évolution, comme on le ferait d’un feuilleton en cours.

« Un homme qui courait nu jeudi dernier dans les rues du centre de notre capitale a déclaré aux policiers qui l’ont arrêté qu’il fait cela parce qu’il est un homme invisible et que, par conséquent, il n’a commis aucune offense. Le détenu, un récidiviste, devra subir une expertise psychiatrique. »

La littérature occupe une place de choix dans les différents articles mis en valeur dans ce journal. Le Parlement et les groupes de lecteurs qui s’organisent dans la cité n’y sont pas pour rien. Le premier vient de présenter un projet de loi au sujet « des droits et des devoirs des écrivains et des lecteurs » tandis que les seconds ruent dans les brancards en menant plusieurs actions subversives. Certains se battent pour que les lieux décrits dans les textes de leur auteur fétiche restent identiques à ce qu’ils étaient au moment où l’écrivain les a immortalisés tandis que d’autres, organisés en gang, modifient le titre des livres qu’ils empruntent dès qu’ils y découvrent un chiffre. Ils procèdent alors à une soustraction. Ainsi, un exemplaire de Blanche-neige et le nain a récemment été rapporté en bibliothèque.

« Une bombe a explosé hier matin, pulvérisant une des plus anciennes statues du grand jardin publique de notre ville. L’attaque a été revendiquée, quelques heures plus tard, par un cercle de lecteurs qui, depuis plus d’un mois, tient en haleine une grande partie de la population, après avoir décrété que notre capitale doit ressembler à la façon dont elle est peinte dans les romans de son idole. »

Plus grave encore s’avère l’épidémie qui progresse dans le pays et qui touche les personnes qui ont lu la nouvelle traduction d’un célèbre texte de Franz Kafka. Tous, après une nuit agitée, se réveillent transformés en insecte. Les autorités, perplexes, se demandent s’il n’y a pas, en l’occurrence, risque d’épidémie mondiale.

D’autres faits inquiétants se manifestent ici et là. On note qu’un supporter, qui pressentait l’imminence d’un but contre son équipe, n’a pas hésité à tirer au pistolet sur le ballon qui s’est dégonflé en pleine surface de réparation et qu’un champion de boxe a tué par inadvertance l’arbitre du match en lui assénant un coup violent à la fin du sixième round. Ce petit monde, décrit par Eduardo Berti, paraît sens dessus-dessous. Les habitants regorgent d’imagination et n’entendent pas s’en laisser compter. Pour l’instant, leur principale satisfaction se trouve dans la rubrique météo du journal. Généralement, le temps du jour est exécrable mais les prévisions pour le lendemain sont au beau fixe.

« Le service météorologique national prévoit pour aujourd’hui une pluie assez drue, des vents cycloniques en rafales assez capricieuses et une chaleur de plomb vers la fin de la journée. Demain s’annonce plus calme mais encore humide, avec un vent d’ouest à sud-ouest assez fort et des températures comprises entre 12 et 23 degrés. »

Il en est ainsi de tous les lendemains annoncés dans ce livre inventif et malicieux où Eduardo Berti, en oulipien qui adore s’imposer des contraintes pour ensuite jouer avec, nous transmet sa bonne humeur et son humour pince-sans-rire.

Eduardo Berti : Demain s’annonce plus calme, illustrations de Dorothée Billard, éditions Do

.En début d’année, Eduardo Berti a publié Un père étranger, un roman ample et dynamique, superbement construit, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, où l’on retrouve la verve, l’humour, l’effervescence créatrice, la fibre voyageuse et l’agilité littéraire de l’écrivain argentin. À découvrir à .La Contre Allée.

samedi 17 juillet 2021

La tendre indifférence

Si une part de son être vit toujours à Alger, là où il est né, et où il retourne souvent par la pensée, Albert Bensoussan s’est inventé, très jeune, d’autres points d’ancrage pour y nouer des relations qui durent. Au début des années soixante, après avoir dû traverser la Méditerranée, il découvre Marseille, ville où le narrateur de La tendre indifférence, qui lui ressemble beaucoup, vient justement de se poser. Il y fait escale afin de se rendre au cimetière Saint-Pierre.

« Là, au-delà des palmiers qui font de l’ombre au tarmac, toute affaire cessante, un taxi me convoie au cimetière. Immensité de morts, cité cyclopéenne, océan tumulaire de cent soixante-dix-sept mille sépultures. La nécropole Saint-Pierre est une mégalopole du dernier repos. Sitôt franchie la croix qui surmonte le portail, l’ivresse me saisit, comme toujours quand je me transplante, vertige de l’ailleurs. »

Antonin Artaud est ici. Edmond Rostand aussi. Louis Noilly et Claudius Prat, les rois du vermouth, également. Mais ce ne sont pas eux qui motivent sa visite. Sa halte est intime. Il a des questions à poser, des liens à dénouer, et deux des personnes qui peuvent l’aider reposent en ces lieux. Il y a Dionys, l’ami qui fut son presque frère, volubile, enjoué, amoureux et jaloux, Dionys, mort du sida en 1989. Sur sa tombe, il se remémore leurs voyages, leurs escapades, leurs joutes verbales et se souvient que le colosse, qui avoisinait le quintal, était présent à chaque fois qu’il rencontrait une femme qui allait bouleverser sa vie. C’est le chemin (plus ou moins long) qu’il a parcouru en compagnie de ces femmes qu’il souhaite retracer, en une longue adresse à l’ami disparu.

« Trois femmes ont compté dans ma vie et malgré toi m’ont fait homme. Si je fus comblé ce fut toujours envers et contre toi. »

Il y a Mariska, la mère de Dionys, qui gît, après avoir vécue centenaire, dans la terre de l’immense cimetière où il continue de remonter le temps, faisant revivre – et réapparaître – celle qu’il a désirée, aimée et côtoyée pendant des années. Il procède de même, poursuivant son errance entre les lits de marbre, pour re-susciter la présence d’Amarie, jeune femme dont il s’éprit à Alger mais qui plus tard préféra en épouser un autre. À sa mort, ses cendres ont été jetées au vent, contrairement à celles de Gemma, sa première épouse, d’origine catalane, conservées dans une urne qu’il a pris soin de déposer au cimetière de Les Corts à Barcelone. Il l’évoque avec tendresse et pudeur sans occulter leurs douloureuses dernières heures passées ensemble.

« Lorsque tu la présentas à ta mère, Mariska sut reconnaître en elle une sœur et une complice, et elle s’en amusait. L’une et l’autre, tu le sais, aimaient séduire. Et à l’une et à l’autre, si semblables de stature, si pareilles d’âge, j’ai succombé. »

Ces trois femmes, qui ne sont plus de ce monde, habitent avec bonheur celui d’Albert Bensoussan. Le récit qu’il leur consacre n’a rien d’un livre de deuil. Pétillant de vie, il déborde de clins d’œil malicieux, se déplace d’Alger à Marseille, de Rome à Biarritz ou de Santander à La Baule et prolonge avec grâce ces moments fragiles qui adviennent quand les corps, débordant de désir, se frôlent et finissent par se toucher, par s’épouser. Ces moments restent gravés dans la mémoire d’un homme qui a su garder en lui assez de fraîcheur pour en être, quelques décennies plus tard, toujours aussi étonné.

 Albert Bensoussan : La tendre indifférence, éditions Le Réalgar.

mardi 6 juillet 2021

En découdre

Derrière ce beau titre, se cache une présence discrète qui ne se dévoile qu’avec retenue, de façon parcellaire, au cœur de l’hiver, avec en toile de fond un paysage aux collines dissimulées sous la neige. Çà et là, de frêles lignes noires jouent de leur contraste et agrippent le regard. C’est avec cette étendue blanche et aveuglante qu’il faut en découdre. Avec elle et avec la nuit, le froid, le manque de lumière. Celui-ci peut facilement se propager à l’intérieur de soi et nécessiter l’allumage de quelques feux. Il faudra ensuite souffler sur les braises et tracer des signes au sol avec le bois brûlé. C’est ce que fait Isabelle Lévesque.
 

« Pour compagnon,
l’hiver.

Il faut d’un bâton
tracer au plus vite
des figures indéchiffrables
pour les lire
après coup.

On dirait dans le soir
des dessins de flamme. »

Le froid n’endort pas l’ardeur, loin s’en faut. Il s’agit non seulement de la préserver mais aussi de la nourrir en prévision des jours meilleurs. Occuper cet entre-deux à deux si possible, faire confiance aux mots et guetter les indices de vie qui se manifestent parfois en une fraction de seconde. Cela n’empêche pas le tourment, la crainte, la peur de perdre pied. Ces émotions ambivalentes – exprimées avec délicatesse – sont tout simplement humaines.

« Mon cœur porte les épines
des unités qui s’alignent »

Il y a chez Isabelle Lévesque des non-dits, des énigmes, des suggestions qui incitent à la réflexion, qui stimulent la pensée. Chez elle, rien n’est jamais figé. Le mouvement est continu. Ses poèmes circulent entre le feu et la glace, entre l’obscurité et la lumière, entre la parole et le silence. Et au final, c’est elle qui en parle le mieux.

« C’est l’hiver. L’espace divisé révèle deux camps : en découdre pour ne pas rompre. Accepter d’être affronté pour que ne résiste plus la faculté d’inventer. »

 Isabelle Lévesque : En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

 

samedi 26 juin 2021

Assemblages & Ripopées

Dès le prologue, le ton est donné. Le poète Dubost fait flèche de tout bois et l’imparable mécanique de la langue qui est sienne chauffe, bruisse, frémit, se cabre, respire amplement, s’embrase et emporte le lecteur. À lui de prendre la mesure de ces agapes joyeuses, savantes et gourmandes qui lui sont offertes. Il y a, comme annoncés, des assemblages, « composés après fermentation en fût céphalique », et d’épiques ripopées en Centre-Val de Loire, mais aussi des mets et des saveurs raffinés qui réclament des breuvages appropriés, des corps en émoi qui ne souhaitent pas en rester là, des vins issus des meilleurs cépages qui roulent dans la bouche et des larmes de vie qui glissent sur le rebord des verres. Il y a, servi sur table copieuse, tout ce qu’il faut pour étancher les soifs et pour rassasier les estomacs quémandeurs. Le festin se déguste page à page, chacune comportant son texte, qui court d’un seul tenant, trouvant sa tonalité, son rythme, sa dynamique noueuse, nerveuse et tendue sans point ni retour à la ligne, un tiret annonçant, simplement, la fin du poème.

« poèmes faits d’assemblages de différents terroirs lexicaux et champs sémantiques favorisés cependant par une bonne exposition aux dictionnaires, aux documents et aux dires d’hommes du cru ; ainsi beuvez toujours, vous ne mourrez jamais – »

Les textes réunis dans cet ouvrage ont été élaborés et écrits suite à des séjours en différents lieux, là où Jean-Pascal Dubost, invité en résidence, a questionné la terre, les hommes, l’histoire, les sous-bois, les ceps, les vignes, les humeurs du ciel ou du sol et l’apport des mémoires collectives pour mieux s’en imprégner. Ce fut le cas dans la Drôme, aux alentours de Montélimar, ou au prieuré Saint-Cosme, où vécut Pierre de Ronsard, qui, vingt ans durant, en fut le prieur et qui finit par y mourir avant d’être enseveli dans la crypte de l’édifice.

« Cher Ronsard, je vous adresse la cy-ripopée qui ne sera goutte un bas mélange de restes vinâtres, mais qui, sous la forme du porte-manteau-mot, "ripopée", fait de ri(bote) et d’(é)popée, sans que ça soit tip top, sûrement pas hip hop, ni beat ou bop, sera sans doute ribaude et laide et pas grave, et qui, plutôt que conter vos hauts faits, que narrer vos grands gestes ou louer votre vaillance offensive et guerrière, se servira de vos lauriers, de votre souffle et de vos trouvailles pour tranche-tailler dans la non franque franche langue nôtre de France amellée de choses estranges, et d’emprunts et de calques et de métissages »

Jean-Pascal Dubost travaille la langue. Il s’en délecte, s’en nourrit, aiguise sa curiosité en élargissant son champ d’investigation. Le lire, c’est se réserver de nombreuses incursions dans les recoins les plus subtils du langage, c’est pénétrer dans ses incroyables potentialités, s’immerger dans la richesse des lexiques, tournures et expressions orales passées ou présentes en se laissant guider par les poèmes, les écrivains (Rabelais, jamais loin), les poètes (notamment ceux du dix-septième siècle) et par cet appétit de vivre qui l’anime et qui ne peut qu’inciter au partage.

  Jean-Pascal Dubost : Assemblages & Ripopées, éditions Tarabuste.