lundi 22 mai 2023

Village fantôme

Le hameau de La Ville Jéhan, situé sur la commune de Ménéac, dans le Morbihan, a été rayé de la carte, démoli par les bulldozers et les excavatrices pour devenir une carrière à ciel ouvert. Les derniers habitants, à peine remis d’un remembrement qui avait déjà chamboulé leur paysage et leurs repères, ont peu à peu rejoint le cimetière. La plupart n’ont rien vu, rien su du désastre. Ne restent que leurs descendants. Guy Darol est l’un d’entre eux. Il avait l’habitude de venir passer ses vacances d’été chez ses grands-parents.

« Ils étaient tous morts les bons vivants de mon enfance, enterrés au cimetière du bourg depuis jolie lurette. Dans cette ignorance heureuse que promet le néant, ils se fichaient bien du désastre dont j’étais le témoin, porteur désormais d’une roche massive, lourde à traîner, il le fallait. »

Devant le caveau de Léontine et de Jean-Baptiste, il se promet de faire, à sa façon, « d’un carnage une stèle ». Il va puiser dans ses souvenirs, réactiver la vie de ses proches, revisiter leurs lieux de prédilection, se retrouver au début des années 1970, jeune parisien débarquant à La Ville Jéhan, des airs de chansons américaines plein la tête, s’accoutumant au rythme des villageois, menant les vaches aux champs, s’initiant à la langue du coin, le gallo, buvant des bolées de cidre, écoutant le bruit lancinant de la machine à battre et le cri du cochon que l’on égorge. Vie rude et simple bâtie sur la solidarité et l’autosuffisance. Une vie de peu. Et une économie circulaire. Celle qui prévalait avant l’arrivée de l’agriculture intensive et de l’industrie agro-alimentaire qui allaient bientôt devenir la norme et tout balayer.

« Au fil du temps, les solidarités s’étaient peu à peu relâchées, chacun derrière sa porte s’efforçant de survivre. On ne voyait plus de vaches à l’abreuvoir ni de poules en divagation. Les maisons vides furent de nouveau remplies par des propriétaires qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan, où ils l’avaient perdu et lui tournaient le dos. »

Peu enclin à se lamenter et à ouvrir en grand les vannes de la nostalgie, Guy Darol préfère, au contraire, zoomer sur une période particulière, celle qui précède la mécanisation à marche forcée. Les paysages gardent encore ce qui fait leur spécificité depuis des siècles. Les personnages de son roman forment une communauté soudée. Ils suivent le cycle des saisons. Perpétuent un savoir-faire ancestral et ne peuvent imaginer ce qui les attend. Ils vivent au présent. Et ce présent (en l’année 1971) l’écrivain se fait un devoir de l’arrêter le temps d’un livre. Pour qu’ils redeviennent les seuls maîtres des lieux.
Le tranchant des pelleteuses n’a aucun effet sur leur mémoire. D’une précision absolue, elle se transmet ici avec une tendresse virevoltante et dynamique, en un bel hommage aux derniers habitants d’un hameau sacrifié.

Guy Darol : Village fantôme, éditions Maurice Nadeau.

vendredi 12 mai 2023

Les antennes

C’est une incursion dans le monde d’après. Ce qui reste d’une planète qui a subi l’irréparable. Le jour, éclairé par un soleil froid, n’a plus de fin. Le givre recouvre les toitures. Au-dessus, des antennes subsistent, relais désormais inopérants, qui produisent un bruit métallique quand le vent passe de l’une à l’autre.

« Le soleil rend soudain tout très lumineux, presque aveuglant. Le métal des antennes brille. Il envoie des rais de lumière dans toutes les directions. »

La terre tourne toujours mais quelque chose en elle s’est déréglée faisant disparaître toute présence humaine. Seuls les oiseaux noirs ont droit de cité. Muets, ils se sont réfugiés dans les bâtiments aux fenêtres et aux portes soufflées.

Des ombres bougent entre les ruines mais ce ne sont qu’illusions, baudruches vides crées par les effets de la réverbération. La planète est blanche, froide, silencieuse. Elle a perdu son axe. N’a plus en mémoire les guerres, les frontières, les stratégies de prises de pouvoir qui, jadis, animaient l’esprit conquérant de ses locataires.

« Derrière la décomposition des grandes façades, des traces de mains et des traces de pieds. Les restes immobiles d’un départ précipité. Comme les empreintes entre les défilés d’immeubles. Les cadavres métalliques des véhicules militaires. Les canons tordus. Des visages déformés après une trop grande surprise. »

En une suite de proses courtes et tranchantes, portées par une langue simple et concise, Fabrice Caravaca décrit un monde d’où toute vie s’est absentée. De mauvais génies du lieu ont dû jouer avec l’atome et le feu jusqu’à ce que mort s’en suive. Ne subsistent que des décors et des paysages aux contrastes saisissants, semblables aux ruines industrielles ou aux villes dévastées. La terre vidée de ses occupants reste, quant à elle, planète en perpétuel mouvement au milieu de ses consœurs dans l’espace intergalactique.

Fabrice Caravaca : Les antennes, La Crypte.

mardi 2 mai 2023

À un étage près

Redoutable incursion dans le monde de la finance globalisée, dans les hautes tours de verre et de béton armé de l’un de ces quartiers d’affaires qui fleurissent dans toutes les mégalopoles. Ici, la rentabilité est reine et le personnel considéré comme simple variable d’ajustement. Quand un salarié pointe le matin, rien ne dit qu’il fera encore partie du personnel en fin de journée. Les licenciements se font par charrettes entières. Cela se concocte dans l’ambiance feutrée d’un bureau paysager ou lors d’un arrosage de départ en retraite anticipée où celui qui est fêté est le seul à ne pas être au courant que l’on boit à son débarquement immédiat. C’est ce qui arrive à Joshua Koplovski. Pour Elisa Vallonne, c’est un peu différent. Convoquée pour un entretien d’évaluation, elle ne sait pas encore si elle est promue ou remerciée (ce qu’elle sera, finalement).

« Il ne laissait rien transpirer de leurs entretiens, il savourait son suspense aussi longtemps que possible. Au fil de sa carrière Elisa avait fréquenté nombre de ces mâles prétentieux, tout en rondeur et en compromis sauf dans ces moments précieux où ils tenaient entre leurs mains le destin d’un subordonné : alors, sous un air désinvolte, ils faisaient preuve de la pire cruauté. »

Salim, jeune cadre dynamique, licencié lui aussi, se retrouve, cet après-midi-là, dans la même cage d’ascenseur (et dans la même galère) que ses deux collègues. Son idée est de se rendre au dernier étage pour se jeter du haut de la tour. Un quatrième personnage s’est joint à eux. L’homme, élégant et svelte, n’est autre que celui qui manie les chiffres à distance, décidant, sans état d’âme, de licencier ou non.

L’ascenseur monte et bientôt tressaute, s’emballe et finit par s’immobiliser, s’ouvrant sur un étage qui ne ressemble en rien à ce que le quatuor connaît. Au sol, le sable fin a remplacé la moquette. L’endroit paraît hors-sol, havre de paix ou tapis volant non contaminé par l’agitation qui règne tout autour. Étrange territoire où les rescapés vont devoir cohabiter en attendant que la machine, en panne à cause d’un tremblement de terre, veuille bien redémarrer. C’est là qu’ils vont apprendre à se connaître, à se comprendre, à se confier, à se rapprocher les uns des autres.

Que se passe-t-il quand les repères disparaissent, quand le monde standardisé déraille, quand un accident vient déchirer le bel ordonnancement des choses ? Ces questions se trouvent au centre du roman de Jérôme Baccelli. Elles appellent évidemment des réponses. Les siennes, subtiles et épatantes, s’adaptent à chacune de ces personnalités complexes. L’arrêt inopiné en un lieu plutôt apaisant sera pour tous un accélérateur de conscience. Ils vont devoir choisir, rompre ou poursuivre, changer de route ou se réinventer. Repérer la bonne porte, l’ouvrir et se laisser happer par l’inconnu qui se cache derrière.

Après avoir finement décrit un univers qu’il connaît bien, pointant ses failles, ses travers, son inhumanité, Jérôme Baccelli s’attache au destin de quatre personnages dont les vies, qui étaient déjà bien tourmentées, vont être totalement bouleversées.

Jérôme Baccelli : À un étage près, Le Seuil.

 

lundi 24 avril 2023

Lisière fantôme

Augustin Loyena habite un chalet, dans le département des Landes, en compagnie de son chat Fripoun. Son quotidien est bien réglé. Il part chaque matin à vélo à la bibliothèque municipale et n’en sort que le soir. C’est là qu’il mène ses recherches, préparant et écrivant des dossiers argumentés pour ceux qui n’ont pas le temps, l’énergie ou la capacité de s’en occuper. Il gagne plutôt bien sa vie et ce travail indépendant le satisfait. Avide de savoir, d’en découvrir toujours un peu plus sur les sujets les plus divers, il va bientôt être servi au-delà de ses espérances et pénétrer dans un monde qui, jadis, ne déplaisait pas à sa mère, aujourd’hui décédée, tout comme son père, d’ailleurs. Le déclic a lieu le jour où l’étrange – est-ce une ombre sans corps, une présence immatérielle, un passe-partout invisible ?– entre subrepticement dans son logis et dans son existence.

Surpris de voir le pull qu’il ne parvenait pas à trouver le matin même plié et posé bien en évidence dans l’armoire à son retour du travail, il décide de le jeter, le lendemain, au milieu de la chambre pour en avoir le cœur net. Si le soir le pull « couleur mangue » est à nouveau plié et rangé, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et c’est en effet le cas. Le pull trône en haut de la pile. D’autres indices, discrets mais tout aussi surprenants, se succèdent et lui prouvent qu’il y a quelqu’un, (mais qui ? Le chat, unique témoin, ne peut parler) qui cherche à lier contact avec lui.

Son existence en est évidemment chamboulée et c’est à ce moment précis, au moment où des forces occultes viennent perturber la vie bien ordonnée d’Augustin que la malice, l’inventivité et le sens de la narration de Jérôme Lafargue entrent en action. Naît alors un vrai jeu de piste. Une série d’intrigues vont s’enchâsser, offrir des va-et-vient entre le dix-septième et le vingt-et-unième siècle, entre une bergère poète morte il y a belle lurette et un homme coriace en train de rendre l’âme sur un lit d’hôpital, et mettre à jour des secrets de famille jusque là bien gardés.

Donner vie et consistance à l’irrationnel, le rendre crédible, l’habiller d’une certaine normalité, le frotter, par petites touches, au monde réel et aux nombreux personnages dont on suit les pérégrinations à la trace est l’une des grandes forces du roman de Jérôme Lafargue. L’histoire, savamment architecturée, est portée par une écriture souple et alerte. Lisière fantôme saisit avec justesse le tumulte d’un présent rattrapé par les faits et gestes de quelques figures surgies du passé. Et c’est tout à la fois bluffant et passionnant.

 Jérôme Lafargue : Lisière fantôme, Quidam éditeur.

L'Ami Butler, le premier (et tout aussi captivant) roman de Jérôme Lafargue (publié en 2007) paraît simultanément dans l’élégante collection de poche "Les Nomades" des éditions Quidam.

dimanche 16 avril 2023

Survivance / Almost Ashore

Né en 1934 à Minneapolis, Gerald Vizenor a passé ses premières années dans la réserve de White Earth, dans le Minnesota. D’origine Ojibwa, il s’attache à défendre dans ses écrits la culture des nations autochtones d’Amérique du Nord. Il privilégie pour cela l’image immédiate, qui trouve sa place au centre du poème. Celui-ci, vertical, conçu en vers brefs, dans une grande économie de mots, avec peu de verbes et d’articles, sans la moindre ponctuation, et pas plus de majuscules, se tient debout sur la page, s’ouvrant, entre ciel et terre, à la présence de l’air, aux bienfaits de la nature et aux vibrations émanant de la végétation, des rivières et des animaux qui y vivent.

« les rivières
s’assombrissent
et ralentissent
le passage
des nuages d’hiver
les grues du Canada
reviennent
et dansent
dans un pré
près de leech lake »

S’il aime saisir des instants particuliers, Gérald Vizenor n’oublie pas de les replacer dans leur contexte et de les assembler en les incluant dans la longue histoire et dans la vie des peuples natifs. Proches de l’oralité, ses poèmes s’inscrivent dans le présent sans jamais occulter leur sève initiale, leurs racines enchevêtrées et les légendes qui les nourrissent. Certaines peuvent même naître inopinément sous sa plume.

« mon père
clément vizenor
était un épicéa
parmi les arbres
un natif
par totems

bois à papier cordé
par les agents
fédéraux
mon père
se détourna
de white earth
de la réserve
des généalogies coloniales
et s’installa en ville
avec sa famille
à vingt-trois ans »

Ici, les hommes, les animaux (les ours, les castors), les oiseaux (les grues, les corbeaux), les insectes, les plantes et les arbres sont interconnectés, vivant dans le même monde, affrontant les mêmes variations climatiques, portant la même histoire, participant à la même mythologie en compagnie des esprits, des feux-follets et de l’Espiègle, personnage récurent et invisible qui semble veiller sur la mémoire collective.

« les histoires natives
s’envolent avec les grues
les orchidées sauvages
et les vieux chamans
au-dessus des ruptures »

Survivance/ Almost Ashore (titre de la version originale) est composé de trois parties : Danses de grues, Scènes de haïkus et L’ordre des choses, cette dernière comprenant des poèmes-portraits dans lesquels ceux et celles qui sont évoqués ont particulièrement marqué Vizenor. S’étant, pour la plupart, absentés du monde, tous restent néanmoins fortement présents en lui.

« paul celan
inspire
notre résistance
par sa présence
et son image
deux extrêmes
dans le fleuve
noir et froid »

Il faut noter le bel ouvrage (bilingue) composé par l’éditeur Jacques Brémond pour la première publication des poèmes de Gerald Vizenor en France. Tout est judicieusement pensé, du choix du papier à celui de la couverture en passant par le format, la mise en page et l’impression typographique.

Gerald Vizenor : Survivance / Almost Ashore, traduction de Marie Cayol et Alice-Catherine Carls, pochoir et dessins de Pierre Cayol, éditions Jacques Brémond.