vendredi 2 juin 2023

Kramp

C’est à une plongée dans le Chili des années 1970, en compagnie de M, une petite fille qui va de village en village avec D, son père, représentant de commerce en quincaillerie, pour la marque Kramp, que nous convie María José Ferrada (née en 1977) dans son premier roman destiné aux adultes, elle qui était jusqu’alors connue pour ses livres pour enfants.

M ne s’en laisse pas compter. À sept ans, après avoir astiqué ses chaussures vernies, mis une robe et des chaussettes vertes, elle décide de devenir l’assistante de son père.

« Je suis sortie dans la cour, j’ai allumé une cigarette et aspiré longuement. Je l’avais volé dans le paquet de D, qui s’endormait le soir en fumant devant la télévision ».

Elle s’initie également à l’école buissonnière, avec l’accord de son père, sans rien dire à sa mère, un peu absente, troublée par une disparition qui encombre sa mémoire. C’est ainsi que naît sa fascination pour le monde des représentants. Tous circulent en 4 L, présentent leur catalogue aux commerçants, chacun dans sa spécialité, et se retrouvent le soir à la cafétéria et plus tard dans le même hôtel.

« Comme tout travail, la vente était un système de survie. Et comme la plupart de ces systèmes, elle ne permettait pas à un être humain de survivre jusqu’à la fin du mois, à peine jusqu’à la moitié. »

Il faut inventer des stratégies pour pouvoir joindre les deux bouts : falsifier des bons de commande, jouer sur les frais de route, se faire rembourser des tickets de péages d’autoroutes que l’on n’a pas empruntées. La présence de la fillette attendrit les gérants de magasins. Son père est de bonne humeur et les tournées s’enchaînent, trois jours par semaine, le reste du temps étant consacré à l’école.

M rencontre des hommes passionnants, des esseulés qui parcourent des kilomètres au volant de leur 4 L pour vendre des vis, des boutons, des bouteilles d’eau de Cologne et de nombreux autres produits. Tous savent que le monde dans lequel ils évoluent n’aura bientôt plus besoin d’eux. Le néo-libéralisme et la profusion des grandes surfaces ne tarderont pas à les broyer. En attendant, ils essaient de tenir leur rang dans un Chili qui vit sous dictature. Celle-ci va, insidieusement, rattraper D le soir où il se propose de conduire E, un ami photographe, dans un village où il y a, paraît-il, de nombreux fantômes à immortaliser. Cela marquera la fin de leurs tournées, l’’arrêt de ces moments d’ insouciance qui leur faisaient oublier la dureté de l’époque. Cet épisode, très bref, ponctué de coups de feu, va faire basculer le roman.

« Ma mère et moi avons passé une nuit entière dans un bus qui nous a emmenés suffisamment loin.
Loin de D.
Loin des produits Kramp.
Loin des fantômes. »

Ces fantômes, ce sont les disparus que l’on retrouve parfois dans des charniers, la peau trouée par les balles des militaires, et ceux dont on a perdu la trace. Ils sont discrètement présents, entre les lignes, la plupart du temps sans nom, à l’image des personnages de ce roman vif et inattendu, chargé d’émotions et constitué de courts chapitres. L’écriture de María José Ferrada est simple, dynamique et flluide. Le mot "dictature" n’est jamais prononcé. Ses effets n’apparaissent qu’à la marge, en filigrane, au fil de scènes faussement naïves, vécues à hauteur d’enfant, sous le regard perçant d’une gamine attachante, déterminée, lucide et clairvoyante qui veut vivre et que l’on suit de ses sept à ses quatorze ans.

 María José Ferrada : Kramp, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam éditeur.

lundi 22 mai 2023

Village fantôme

Le hameau de La Ville Jéhan, situé sur la commune de Ménéac, dans le Morbihan, a été rayé de la carte, démoli par les bulldozers et les excavatrices pour devenir une carrière à ciel ouvert. Les derniers habitants, à peine remis d’un remembrement qui avait déjà chamboulé leur paysage et leurs repères, ont peu à peu rejoint le cimetière. La plupart n’ont rien vu, rien su du désastre. Ne restent que leurs descendants. Guy Darol est l’un d’entre eux. Il avait l’habitude de venir passer ses vacances d’été chez ses grands-parents.

« Ils étaient tous morts les bons vivants de mon enfance, enterrés au cimetière du bourg depuis jolie lurette. Dans cette ignorance heureuse que promet le néant, ils se fichaient bien du désastre dont j’étais le témoin, porteur désormais d’une roche massive, lourde à traîner, il le fallait. »

Devant le caveau de Léontine et de Jean-Baptiste, il se promet de faire, à sa façon, « d’un carnage une stèle ». Il va puiser dans ses souvenirs, réactiver la vie de ses proches, revisiter leurs lieux de prédilection, se retrouver au début des années 1970, jeune parisien débarquant à La Ville Jéhan, des airs de chansons américaines plein la tête, s’accoutumant au rythme des villageois, menant les vaches aux champs, s’initiant à la langue du coin, le gallo, buvant des bolées de cidre, écoutant le bruit lancinant de la machine à battre et le cri du cochon que l’on égorge. Vie rude et simple bâtie sur la solidarité et l’autosuffisance. Une vie de peu. Et une économie circulaire. Celle qui prévalait avant l’arrivée de l’agriculture intensive et de l’industrie agro-alimentaire qui allaient bientôt devenir la norme et tout balayer.

« Au fil du temps, les solidarités s’étaient peu à peu relâchées, chacun derrière sa porte s’efforçant de survivre. On ne voyait plus de vaches à l’abreuvoir ni de poules en divagation. Les maisons vides furent de nouveau remplies par des propriétaires qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan, où ils l’avaient perdu et lui tournaient le dos. »

Peu enclin à se lamenter et à ouvrir en grand les vannes de la nostalgie, Guy Darol préfère, au contraire, zoomer sur une période particulière, celle qui précède la mécanisation à marche forcée. Les paysages gardent encore ce qui fait leur spécificité depuis des siècles. Les personnages de son roman forment une communauté soudée. Ils suivent le cycle des saisons. Perpétuent un savoir-faire ancestral et ne peuvent imaginer ce qui les attend. Ils vivent au présent. Et ce présent (en l’année 1971) l’écrivain se fait un devoir de l’arrêter le temps d’un livre. Pour qu’ils redeviennent les seuls maîtres des lieux.
Le tranchant des pelleteuses n’a aucun effet sur leur mémoire. D’une précision absolue, elle se transmet ici avec une tendresse virevoltante et dynamique, en un bel hommage aux derniers habitants d’un hameau sacrifié.

Guy Darol : Village fantôme, éditions Maurice Nadeau.

vendredi 12 mai 2023

Les antennes

C’est une incursion dans le monde d’après. Ce qui reste d’une planète qui a subi l’irréparable. Le jour, éclairé par un soleil froid, n’a plus de fin. Le givre recouvre les toitures. Au-dessus, des antennes subsistent, relais désormais inopérants, qui produisent un bruit métallique quand le vent passe de l’une à l’autre.

« Le soleil rend soudain tout très lumineux, presque aveuglant. Le métal des antennes brille. Il envoie des rais de lumière dans toutes les directions. »

La terre tourne toujours mais quelque chose en elle s’est déréglée faisant disparaître toute présence humaine. Seuls les oiseaux noirs ont droit de cité. Muets, ils se sont réfugiés dans les bâtiments aux fenêtres et aux portes soufflées.

Des ombres bougent entre les ruines mais ce ne sont qu’illusions, baudruches vides crées par les effets de la réverbération. La planète est blanche, froide, silencieuse. Elle a perdu son axe. N’a plus en mémoire les guerres, les frontières, les stratégies de prises de pouvoir qui, jadis, animaient l’esprit conquérant de ses locataires.

« Derrière la décomposition des grandes façades, des traces de mains et des traces de pieds. Les restes immobiles d’un départ précipité. Comme les empreintes entre les défilés d’immeubles. Les cadavres métalliques des véhicules militaires. Les canons tordus. Des visages déformés après une trop grande surprise. »

En une suite de proses courtes et tranchantes, portées par une langue simple et concise, Fabrice Caravaca décrit un monde d’où toute vie s’est absentée. De mauvais génies du lieu ont dû jouer avec l’atome et le feu jusqu’à ce que mort s’en suive. Ne subsistent que des décors et des paysages aux contrastes saisissants, semblables aux ruines industrielles ou aux villes dévastées. La terre vidée de ses occupants reste, quant à elle, planète en perpétuel mouvement au milieu de ses consœurs dans l’espace intergalactique.

Fabrice Caravaca : Les antennes, La Crypte.

mardi 2 mai 2023

À un étage près

Redoutable incursion dans le monde de la finance globalisée, dans les hautes tours de verre et de béton armé de l’un de ces quartiers d’affaires qui fleurissent dans toutes les mégalopoles. Ici, la rentabilité est reine et le personnel considéré comme simple variable d’ajustement. Quand un salarié pointe le matin, rien ne dit qu’il fera encore partie du personnel en fin de journée. Les licenciements se font par charrettes entières. Cela se concocte dans l’ambiance feutrée d’un bureau paysager ou lors d’un arrosage de départ en retraite anticipée où celui qui est fêté est le seul à ne pas être au courant que l’on boit à son débarquement immédiat. C’est ce qui arrive à Joshua Koplovski. Pour Elisa Vallonne, c’est un peu différent. Convoquée pour un entretien d’évaluation, elle ne sait pas encore si elle est promue ou remerciée (ce qu’elle sera, finalement).

« Il ne laissait rien transpirer de leurs entretiens, il savourait son suspense aussi longtemps que possible. Au fil de sa carrière Elisa avait fréquenté nombre de ces mâles prétentieux, tout en rondeur et en compromis sauf dans ces moments précieux où ils tenaient entre leurs mains le destin d’un subordonné : alors, sous un air désinvolte, ils faisaient preuve de la pire cruauté. »

Salim, jeune cadre dynamique, licencié lui aussi, se retrouve, cet après-midi-là, dans la même cage d’ascenseur (et dans la même galère) que ses deux collègues. Son idée est de se rendre au dernier étage pour se jeter du haut de la tour. Un quatrième personnage s’est joint à eux. L’homme, élégant et svelte, n’est autre que celui qui manie les chiffres à distance, décidant, sans état d’âme, de licencier ou non.

L’ascenseur monte et bientôt tressaute, s’emballe et finit par s’immobiliser, s’ouvrant sur un étage qui ne ressemble en rien à ce que le quatuor connaît. Au sol, le sable fin a remplacé la moquette. L’endroit paraît hors-sol, havre de paix ou tapis volant non contaminé par l’agitation qui règne tout autour. Étrange territoire où les rescapés vont devoir cohabiter en attendant que la machine, en panne à cause d’un tremblement de terre, veuille bien redémarrer. C’est là qu’ils vont apprendre à se connaître, à se comprendre, à se confier, à se rapprocher les uns des autres.

Que se passe-t-il quand les repères disparaissent, quand le monde standardisé déraille, quand un accident vient déchirer le bel ordonnancement des choses ? Ces questions se trouvent au centre du roman de Jérôme Baccelli. Elles appellent évidemment des réponses. Les siennes, subtiles et épatantes, s’adaptent à chacune de ces personnalités complexes. L’arrêt inopiné en un lieu plutôt apaisant sera pour tous un accélérateur de conscience. Ils vont devoir choisir, rompre ou poursuivre, changer de route ou se réinventer. Repérer la bonne porte, l’ouvrir et se laisser happer par l’inconnu qui se cache derrière.

Après avoir finement décrit un univers qu’il connaît bien, pointant ses failles, ses travers, son inhumanité, Jérôme Baccelli s’attache au destin de quatre personnages dont les vies, qui étaient déjà bien tourmentées, vont être totalement bouleversées.

Jérôme Baccelli : À un étage près, Le Seuil.

 

lundi 24 avril 2023

Lisière fantôme

Augustin Loyena habite un chalet, dans le département des Landes, en compagnie de son chat Fripoun. Son quotidien est bien réglé. Il part chaque matin à vélo à la bibliothèque municipale et n’en sort que le soir. C’est là qu’il mène ses recherches, préparant et écrivant des dossiers argumentés pour ceux qui n’ont pas le temps, l’énergie ou la capacité de s’en occuper. Il gagne plutôt bien sa vie et ce travail indépendant le satisfait. Avide de savoir, d’en découvrir toujours un peu plus sur les sujets les plus divers, il va bientôt être servi au-delà de ses espérances et pénétrer dans un monde qui, jadis, ne déplaisait pas à sa mère, aujourd’hui décédée, tout comme son père, d’ailleurs. Le déclic a lieu le jour où l’étrange – est-ce une ombre sans corps, une présence immatérielle, un passe-partout invisible ?– entre subrepticement dans son logis et dans son existence.

Surpris de voir le pull qu’il ne parvenait pas à trouver le matin même plié et posé bien en évidence dans l’armoire à son retour du travail, il décide de le jeter, le lendemain, au milieu de la chambre pour en avoir le cœur net. Si le soir le pull « couleur mangue » est à nouveau plié et rangé, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et c’est en effet le cas. Le pull trône en haut de la pile. D’autres indices, discrets mais tout aussi surprenants, se succèdent et lui prouvent qu’il y a quelqu’un, (mais qui ? Le chat, unique témoin, ne peut parler) qui cherche à lier contact avec lui.

Son existence en est évidemment chamboulée et c’est à ce moment précis, au moment où des forces occultes viennent perturber la vie bien ordonnée d’Augustin que la malice, l’inventivité et le sens de la narration de Jérôme Lafargue entrent en action. Naît alors un vrai jeu de piste. Une série d’intrigues vont s’enchâsser, offrir des va-et-vient entre le dix-septième et le vingt-et-unième siècle, entre une bergère poète morte il y a belle lurette et un homme coriace en train de rendre l’âme sur un lit d’hôpital, et mettre à jour des secrets de famille jusque là bien gardés.

Donner vie et consistance à l’irrationnel, le rendre crédible, l’habiller d’une certaine normalité, le frotter, par petites touches, au monde réel et aux nombreux personnages dont on suit les pérégrinations à la trace est l’une des grandes forces du roman de Jérôme Lafargue. L’histoire, savamment architecturée, est portée par une écriture souple et alerte. Lisière fantôme saisit avec justesse le tumulte d’un présent rattrapé par les faits et gestes de quelques figures surgies du passé. Et c’est tout à la fois bluffant et passionnant.

 Jérôme Lafargue : Lisière fantôme, Quidam éditeur.

L'Ami Butler, le premier (et tout aussi captivant) roman de Jérôme Lafargue (publié en 2007) paraît simultanément dans l’élégante collection de poche "Les Nomades" des éditions Quidam.