M ne s’en laisse pas compter. À sept ans, après avoir astiqué ses chaussures vernies, mis une robe et des chaussettes vertes, elle décide de devenir l’assistante de son père.
« Je suis sortie dans la cour, j’ai allumé une cigarette et aspiré longuement. Je l’avais volé dans le paquet de D, qui s’endormait le soir en fumant devant la télévision ».
Elle s’initie également à l’école buissonnière, avec l’accord de son père, sans rien dire à sa mère, un peu absente, troublée par une disparition qui encombre sa mémoire. C’est ainsi que naît sa fascination pour le monde des représentants. Tous circulent en 4 L, présentent leur catalogue aux commerçants, chacun dans sa spécialité, et se retrouvent le soir à la cafétéria et plus tard dans le même hôtel.
« Comme tout travail, la vente était un système de survie. Et comme la plupart de ces systèmes, elle ne permettait pas à un être humain de survivre jusqu’à la fin du mois, à peine jusqu’à la moitié. »
Il faut inventer des stratégies pour pouvoir joindre les deux bouts : falsifier des bons de commande, jouer sur les frais de route, se faire rembourser des tickets de péages d’autoroutes que l’on n’a pas empruntées. La présence de la fillette attendrit les gérants de magasins. Son père est de bonne humeur et les tournées s’enchaînent, trois jours par semaine, le reste du temps étant consacré à l’école.
M rencontre des hommes passionnants, des esseulés qui parcourent des kilomètres au volant de leur 4 L pour vendre des vis, des boutons, des bouteilles d’eau de Cologne et de nombreux autres produits. Tous savent que le monde dans lequel ils évoluent n’aura bientôt plus besoin d’eux. Le néo-libéralisme et la profusion des grandes surfaces ne tarderont pas à les broyer. En attendant, ils essaient de tenir leur rang dans un Chili qui vit sous dictature. Celle-ci va, insidieusement, rattraper D le soir où il se propose de conduire E, un ami photographe, dans un village où il y a, paraît-il, de nombreux fantômes à immortaliser. Cela marquera la fin de leurs tournées, l’’arrêt de ces moments d’ insouciance qui leur faisaient oublier la dureté de l’époque. Cet épisode, très bref, ponctué de coups de feu, va faire basculer le roman.
« Ma mère et moi avons passé une nuit entière dans un bus qui nous a emmenés suffisamment loin.
Loin de D.
Loin des produits Kramp.
Loin des fantômes. »
Ces fantômes, ce sont les disparus que l’on retrouve parfois dans des charniers, la peau trouée par les balles des militaires, et ceux dont on a perdu la trace. Ils sont discrètement présents, entre les lignes, la plupart du temps sans nom, à l’image des personnages de ce roman vif et inattendu, chargé d’émotions et constitué de courts chapitres. L’écriture de María José Ferrada est simple, dynamique et flluide. Le mot "dictature" n’est jamais prononcé. Ses effets n’apparaissent qu’à la marge, en filigrane, au fil de scènes faussement naïves, vécues à hauteur d’enfant, sous le regard perçant d’une gamine attachante, déterminée, lucide et clairvoyante qui veut vivre et que l’on suit de ses sept à ses quatorze ans.
María José Ferrada : Kramp, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam éditeur.
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