vendredi 1 décembre 2017

Bavards comme un fjord

Escale en Norvège. Dans un paysage saisi par l’hiver. Avec en toile de fond le froid coupant, les toitures et les routes enneigées, les pistes de ski, la cafétéria et la mine. C’est là qu’Isabelle Flaten situe son roman. Comme à son habitude, elle brosse, par petites touches, un portrait incisif des quelques personnages qu’elle suit pendant un certain laps de temps. Ceux-ci se nomment Dag et Swein, qui sont frères, Gunhild, leur mère, Sigrid, la femme du premier (qui aurait sans doute préféré être celle du second) et Alma, avec qui Swein envisage de partir vivre ailleurs.

Tous (à part la mère au regard dur et aux propos blessants) sont plus ou moins contraints de se battre avec (et contre) eux-mêmes. Une situation imprévue peut les déstabiliser. Les plus sensibles (Swein et Sigrid) sont les plus maladroits. Leur être intérieur est tourmenté. Leur manque de confiance peut les faire basculer en une seconde. Et cela, ce point-limite, Isabelle Flaten l’explore avec attention. Elle tourne autour, note les traits de caractère différents, la confusion des sentiments, l’impossibilité de se retrouver sur la même longueur d’ondes.

Swein, qui voit ses espoirs d’envolée en duo rapetisser jour après jour, finit par jeter l’éponge. Quant à Sigrid, en rentrant une nuit de son travail à la cafétéria, sur une route prise par le brouillard et la neige, elle sent un choc, « un bruit sec et sourd, puis une secousse » sous sa voiture et se persuade que c’est elle qui a heurté la jeune fille que l’’on a retrouvé inanimée au bord de la chaussée le matin suivant. Elle va vivre avec cet obsédant sentiment de culpabilité. Incapable de décider ce qu’elle doit faire, et ne parvenant pas à atténuer ses penchants irrationnels, elle colmate son mal-être en allant chercher l’apaisement entre les bras d’un Don Juan local.

L’efficacité de l’écriture (à la fois simple et ciselée) d’Isabelle Flaten tient à sa capacité à maintenir ses personnages dans des situations inconfortables. Elle sonde à la perfection leurs hésitations, leurs frustrations, les déceptions qui les animent et la monotonie de leur existence. Une seule phrase peut précipiter leur chute. Ou, au contraire, les sortir d’une mauvaise passe. Un couperet invisible semble en permanence suspendu au-dessus de leur tête. Il arrive qu’il tombe. À cause d’une parole un peu rude. Ou mal interprétée. Ou inappropriée.

Isabelle Flaten : Bavards comme un fjord, Le Réalgar.

mardi 21 novembre 2017

Chaîne

Paris, fin des années 60, début des années 70. Kanaan, étudiant en droit, venu d’Afrique après avoir séjourné aux États-Unis puis à Alger, réside sur le campus universitaire de Nanterre-la-Folie. À proximité, vivent les travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles construits à la va-vite, avec des feuilles de tôle et des matériaux trouvés sur les chantiers. Il ne quitte ce décor que pour rejoindre, de temps à autre, son amie Anna dans l’Yonne. Mais il n’en peut plus. Se sent trop à l’étroit. Et décide de tout plaquer. Pour mettre plus d’intensité, plus de vibrations, plus de liberté dans son existence.

« Quel con j’ai donc été de passer ma vie à chercher des fantômes ! Je cherchais à me purifier, à atteindre le noyau, le diamant, mon centre, là où c’est propre et net. Mais il n’y a rien, le centre est partout et nulle part. Alors en finir. Qui veut voyager loin part de haut, de très haut. »

Il rompt les amarres. Garde en lui trop de rage, de colère, de fougue et d’envies diverses pour se satisfaire d’une routine qui commence à le museler. Il lui faut s’échapper, découvrir les quartiers animés, vivre au cœur de la nuit parisienne, sonder les bas-fonds de la ville, se rapprocher de ceux qui lui ressemblent, tous ces frères en précarité qui sont rejetés, qui subissent le racisme au quotidien, qui sont une proie facile pour les marchands de sommeil et dont certains vont, d’ailleurs, bientôt mourir brûlés dans un foyer d’infortune d’où il sortira lui-même très éprouvé.

« Je me réveille tout blanc. J’étouffe sous les bandages et les pansements qui serrent partout mon corps. Évidemment je suis dans un hôpital. Il y a deux nègres assis au pied de mon lit. Ils ont dû guetter mon réveil.
Bonzour, mon frère ! Dit l’un, le plus gros. C’est le type gros-nègre-très-marrant. Je lui fais un signe de la tête. L’autre me dit bonjour avec un petit sourire. Front large et fuyant, calvitie précoce, un rien d’intellectuel. Mais il n’a pas de lunettes. »

Le salut pour Kanaan – qui erre de Barbès au quartier Latin – viendra du théâtre. De la troupe qu’il va créer peu après l’incendie (qui rappelle celui qui eut lieu à Aubervilliers en début janvier 1970, où cinq Africains trouvèrent la mort) en compagnie de ceux qui, comme lui, entendent mettre des mots sur leur condition de parias et les scander haut et fort en public afin d’organiser une riposte inventive, politique et sociale.

« Sortez, Négraille ! Pas pour hurler votre négritude, cette bavure melliflue autour des lippes de travestis, cette guimauve qui traîne encore sur vos corps. Sortez, pas pour hurler des chefs-d’œuvre en ruine ! Debout, Nègres, immigrés, émigrés de la chaîne. Pas besoin de ces monades d’eunuques. Il y en a qui chantent encore ça, des merlins ! Debout pour leur enfoncer leurs flûtes dans le gosier avec ces sifflements de catins. »

Au fil du texte, le parcours du narrateur recoupe de plus en plus celui de l’auteur. Saïdou Bokoum (Guinéen né au Mali en 1945) est en effet l’une des figures marquantes du théâtre africain. Le groupe qui se nomme "Kotéba" dans le roman s’appelle en réalité "Kaloum tam-tam", dont il fut l’un des initiateurs, qui fut invité au festival d’Avignon dès 1969, se produisant ensuite en Europe puis en Côte d’Ivoire. Chaîne est son unique roman. Publié une première fois en 1974 chez Denoël, il l’a, depuis, entièrement réécrit. Décrivant la misère, mais aussi l’espoir, dans une ville arpentée jusqu’en ses recoins insoupçonnés, il offre une lecture imparable de la vie des étudiants ayant quitté l’Afrique pour le Paris (tout juste) post-colonial de la fin des années 60. Son cri vient de loin. De bien plus loin que lui. Il le fait résonner, lui donne une grande ampleur et le dote d’échos multiples, qui se répercutent au cœur de cette nuit urbaine qui en est le centre de gravité. C’est là, au creux des zones mal éclairées, dans les cafés où il va puiser son énergie, au contact des femmes qu’il aime aimer, que naît ce chant profond porté par une langue audacieuse, enflammée, fougueuse et incantatoire.

 Saïdou Bokoum : Chaîne ou le retour du Phénix, postface de Nicolas Treiber, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 novembre 2017

Le camp des autres

Au début du siècle passé, un enfant fuit en s’engouffrant dans la forêt. Il s’appelle Gaspard. Il vient d’abandonner son père mort dans une auge à cochons. Il porte dans ses bras son chien blessé (qui a reçu un coup de fourche lors de la dernière - et fatale - bagarre avec le paternel aviné). Il s’enfonce dans les bois. Sent l’odeur terreuse de l’humus et celle sucrée des tapis d’aiguilles de pins. Il avance péniblement. Taille sa route forestière entre ronces, épines, rochers et incessants dénivelés. Il est mal en point, en territoire hostile.

« Dans le ventre sauvage d’une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n’en finit pas. Un capharnaüm de résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard est recroquevillé contre le chien. »

Il souffre, s’épuise. La forêt ne s’appréhende pas facilement. On doit avant tout s’y orienter, s’y adapter, y dénicher des abris et y trouver de quoi subsister. C’est ce que fait l’enfant. Il coupe sa faim comme il peut. Un soir, il découvre un lièvre au cou déchiré par le fil d’acier d’un collet. Du coup, c’est festin improvisé sous le couvert des arbres. Et sans doute en présence dissimulée des animaux nocturnes en repérage dans le coin. Il embarque également le collet. Qui appartient à celui qui deviendra bientôt, alors qu’à bout de force il gisait sans connaissance, l’homme providentiel qui l’hébergera et qui les soignera, lui et son chien.

« Le type rallume sa pipe de gris sans lâcher Gaspard du regard. Les yeux bien droits qui jaugent la viande de haut en bas. Il a des moustaches épaisses qui vont se confondre sur sa peau mate avec des rouflaquettes de loup-garou mal luné. Chapeau haut-de-forme plus ou moins écrasé sur son crâne dégarni, pas très grand, pas très fort, le dos rond comme un chat de gouttière qui ne boit que les dernières pluies. »

Cet homme, c’est Jean-le-blanc. Il connaît le secret des plantes. Sait soutirer du venin aux vipères et extraire le poison de certains champignons. Il concocte des remèdes pour soigner, guérir, endormir. Il braconne, court les bois, a depuis longtemps choisi son camp (« le camp des nuisibles, des renards, des furets, des serpents, des hérissons. Le camp de la forêt. Le camp de la route et des chemins aussi. ») Il est en cheville avec une troupe de gens qui lui ressemblent et qu’il fournit en bricoles et potions de toutes sortes. Ce sont eux que Gaspard va finalement rejoindre. Ils se déplacent en roulottes, viennent de Hollande, affichent différentes nationalités, sont voleurs, insoumis, déserteurs, romanichels, bohémiens, forbans, anarchistes. Ils vivent de rapines et de menus larcins mais ne tuent jamais, ne partageant pas la philosophie prônée par ceux de la Bande à Bonnot. Ils circulent sur les routes de France, s’approvisionnent quand il faut, campent à l’écart des villes. Ensemble, ils forment La Caravane à Pépère. Avec à leur tête, Jean Capello, un ancien bagnard.

« C’est la famille ça mon mignon, la seule qu’on a. La Caravane à Pépère, légion et mère des sans-légions et des sans-mères. Des pirates à la mange-moi ça ! Y’a pires sales gars va t’inquiète pas. »
En choisissant d’évoquer par la fiction l’épopée de La Caravane à Pépère, qui défraya la chronique dans les années 1906, 1907 (Clémenceau leur envoya ses premières Brigades du Tigre), Thomas Vinau rouvre une page d’histoire qui demeure d’une actualité brûlante. C’est celle de l’exclusion. Des roms, des nomades, des réfugiés, des sans-papiers, des sans-domiciles, des apatrides, etc, rejetés et contraints, comme leurs prédécesseurs, de vivre à l’écart, en périphérie, en bidonvilles, sous des tentes ou à même le trottoir.

Ses personnages résistent en prenant la tangente. Ils essaient d’adoucir le présent (le seul temps qui leur importe) en faisant bloc. Tous sont des habitués de la forêt. Celle-ci – grâce au lexique poétique qui lui est propre et qui est ici judicieusement restitué – offre ses odeurs, ses grincements de branches, les secrets de sa faune, de sa flore et le tracé de ses chemins sinueux au fil des courts chapitres de ce roman lumineux. Qui redonne vie et visibilité aux invisibles.

Thomas Vinau : Le camp des autres, Alma éditeur.