mardi 15 février 2011

CruciFiction

Après la parution de Aucune fiction, (Wigwam,1992) Alain Le Saux s'était fait très discret. Le  silence de ce poète qui aime tant l'ombre, l'écart et la patience, a néanmoins fini  par se rompre, et c'est heureux, avec la sortie, au cours de l'été 2008, de CruciFiction, premier titre des éditions Les Hauts-Fonds. L'ensemble court sur plusieurs années (de 1989 à 2002). Il est construit par séquences,  en suivant différents lieux de résidence, entre Brest et Paris avec détours plus brefs mais tout aussi décisifs  en des ailleurs non précisés mais suggérés.

« Des os on fait
des flûtes musicales -

On y est pour quelqu'un
quand le rêve pétrit
à distance ses moraines

On sonne sa langue On défraye le vent
On dort près des urnes chaudes
proches des joues du borderline. »

Alain Le Saux emprunte des itinéraires chauds et sinueux. Des chemins de traverse pour aller de la mer à la ville mais également de soi à soi en passant par les autres, leurs paysages intimes, leurs façons si particulières de les donner (souvent sans s'en rendre compte) à celui (lui) qui sait les prendre, les filtrer et les recycler en leur transmettant la dose d'énergie qui leur manquait.

« Sur ce cliché ils sourient

La lune crisse ses dentelles Eux rêvent
un sang tellurique

Avant de s'évanouir dans la gelée des parcs. »

Livre vif, aux aguets, en bel équilibre sur un fil tendu au-dessus de la ville et de ses rues animées où vaquent flâneurs, agités et curieux portant, tous, cet invisible fardeau qui leur fait baisser la tête.

Alain Le Saux : CruciFiction, éditions Les Hauts-Fonds, 22 rue Kérivin – 29200 Brest.

mercredi 9 février 2011

Fatrassier

« "Fatrassier" est un mot disparu ; il désignait celui qui aime le fatras (l’hétéroclite) ; on peut l’entendre ici comme une invention sémantique de recueil. »

On peut même aller plus loin et admettre que celui qui s’active aux manettes du dit recueil, celui qui en assemble les différentes pièces, en l’occurrence Jean-Pascal Dubost, peut lui aussi se prévaloir du titre de fatrassier.
On le retrouve en plein chantier, aux prises avec les animaux (d’abord les corbeaux, les sangliers) qui s’invitent fréquemment dans ses textes, y poussant leurs cris ou leurs grognements, laissant planer leurs ombres à ras de terre. Un peu plus tard, on le retrouve à table, prêt pour des "mangeries" grandioses et raffinées, assis sur un banc entre le fantôme rieur d’un Rabelais aux anges et celui d’un Marcel Rouff occupé à servir continûment le gourmet Dodin-Bouffant sur un plateau.

« N’est pas gourmand nécessairement celui qui est fourni d’un pourpoint conséquent et d’un nez court et d’un visage rond et de lèvres charnues, qui sachant se nourrir avec délectation des plats succulents et boire les boissons les plus délicieuses (entendons-nous bien : celles distribuées par Bacchus), qui excellant dans la préparation d’une bonne chère, qui ayant religion dans la science gastronomique ; car je considère qu’il peut se classer dans cette catégorie d’hommes, n’en déplaise, tel, cacographe, d’éthique constitution, simple cuiseur d’aliments, fouille-au-pot, qui, bien qu’il puisse se nourrir d’une soupe déshydratée knorr (de préférence au cresson ou aux cèpes et bolets) trempée de pain et arrosée d’un vin guinguet et adoucie de crème fraîche, peut se réjouir à l’extrême d’une accumulation de fricatives... »

Dubost, avec son écriture rugueuse, son utilisation si précise de la virgule, sa syntaxe ramassée, ses textes qui forment bloc et tiennent souvent d’un seul tenant, ouvre sa table à tous ceux qui veulent bien le suivre et saliver avec lui sur la façon de bien cuire, accommoder, servir les viandes de ces animaux que, par ailleurs, il vénère et salue avec joie. Des yeux aux mains puis des mains aux lèvres et du gosier au ventre, il les honore, hache, mélange, rôtit, farcit, goûte, fricasse et procède de même avec les mots, les verbes et le riche lexique qui accompagne chacune de ses suggestions.

« C’est à la caroncule, au camail, à la patte, au bréchet, à l’ergot, sanguine, gonflé, brillante, flexible, long, qu’il faut choisir parmi les membres avifaunes de la cour et, au détail près, à sa taille, pour l’exercice ardu de les farcir en abyme comme je le propose. »

L’ironie n’est jamais loin. La dérision non plus. L’une et l’autre avancent de concert, sur la pointe des pieds, dans les sections intitulées Le Belluaire satirique (voir, entre autres, l’auto-portrait de l’auteur en crocodile) et Morric, Morruc, heureuses rêveries lexicales (Ah, céphalophore, Tréhorenteuc, cucurbite et prosimetrum !) qui redisent combien Jean-Pascal Dubost apprécie, vénère et associe avec une même fougue, un même bonheur, les mets et les mots.

Jean-Pascal Dubost : Fatrassier, éditions Tarabuste (Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault).



mercredi 2 février 2011

Marée basse

Suivre Marc Le Gros dans sa tétralogie des oiseaux de halage (le corbeau, l’aigrette, le cormoran et, tout récemment, le héron gris aux éditions Double Cloche) ou dans son Éloge de la palourde (L'escampette), voire De la moule, disponible chez ses amis Caplan & Co (café-librairie où il fait bon s’arrêter si l’on circule sur la départementale qui mène en zigzag de Locquirec à Morlaix) c’est se retrouver, à chaque escapade, invité à explorer des contrées secrètes. Il est recommandé, avant de lui emboîter le pas, avant d’arpenter flaques, sable, trous d’eau, pierres et rochers à marée basse, d’avoir quelques velléités de guetteur, de fouineur, de marcheur en réserve.

« Le bassier n’est pas un aventurier. Il est maniaque, prudent, casanier. C’est un être un peu "frileux et sédentaire" comme les chats de Baudelaire. En tout cas, il ne s’écarte jamais volontiers de ses territoires, de ses "coins". Et cela vaut aussi bien pour l’ormeau ou la crevette de roche que pour le lançon. »

C’est ce dernier, celui que les anglais baptisent "sand eel", que Marc Le Gros nous propose de découvrir dans le court traité (une trentaine de pages) qui ouvre son livre.

« On le rencontre de la mer du Nord à Gibraltar et particulièrement sur les côtes atlantiques et en Manche où il foisonne. Son dos glauque tire tantôt sur le vert, un beau vert fondu aux tendresses d’opaline et de verre dépoli, tantôt sur ce jaune que diffusent les fines parois d’albâtre des fenêtres d’églises. »

Ce poisson de pleine mer qui se rapproche par bancs entiers du littoral et du sable des estuaires dès la fin de l’été se pêche dans certains endroits (et en particulier dans le Trégor) à l’aide d’un broc. Le lançon se jette à l’intérieur et ne peut plus en sortir. Il lui arrive plus rarement, comme ici, de se retrouver pris au piège d’un livre en partie conçu en son honneur. Le Gros l’admire, le respecte, l’étudie, le suit dans ses périples sauvages, lui donne du "petit Dieu des sables", lui reconnait des similitudes (dans l’esquive) avec le malin Kaïros des grecs et finit tout de même par le capturer pour, comme il se doit, le déguster à sa façon.

« Le lançon à la Bretonne doit être mangé frit mais une friture modérément poussée si on veut préserver à la fois cet arôme si finement iodé qui est le sien et la tenue très respectable de sa chair. »

Marée basse, où se mêlent érudition et incitation au voyage, se poursuit avec des notes sur le palémon, cette crevette vive, parfois nommée "bouquet", traquée - et leurrée - de belle manière par l’auteur qui rappelle à l’occasion comment Faulkner (dans Sanctuaire) et Michaux (dans Plume) surent glisser ce crustacé (notamment son odeur) dans leurs textes.

Ce que propose Marc Le Gros, adepte des marées à fort coefficient, a évidemment peu à voir avec quelque précis technique. Son livre est celui d’un flâneur, d’un curieux, d’un homme à l’appétit bien aiguisé. Derrière sa traque perpétuelle (tournant autant autour de la pêche à pied que de l’écriture) se cache une idée de l’insaisissable qui le fait se déplacer de grève en grève avec, fortement ancrés en lui, des territoires mentaux qui ont besoin, pour fonctionner à plein, de se colleter avec le grand dehors.

Marc Le Gros : Marée basse, éditions L'escampette.

jeudi 27 janvier 2011

Le Chemin des écluses

« C’est tout ce que je n’ai pas vécu, tout ce qui ne me fut pas donné qui soudain se saisit de moi, m’étreint, me bouleverse : on ne guérit pas de ses jeunes années. »

Invité à la villa Beauséjour (Maison de la poésie de Rennes) durant les mois d’avril et mai 2007, Lionel Bourg s’est emparé du mot « résidence » avec aplomb. Il l’a bien calé dans sa tête, l’a fait bouger à sa façon en le laissant travailler en douceur, dans le studio aménagé à l’étage, avec vue plongeante sur le parc (où des enfants, il y a quelques décennies encore, s’égaillaient sans doute) puis sur l’eau grise (ou verte) qui file en rencontrer une autre, tout aussi sombre, aux abords du centre ville. C’est dans ce havre qu’il a jeté l’ancre, décidant d’y rester soixante jours d’affilée et de noter, d’annoter, au fil de son séjour au bord du canal, tout ce qu’il ramènerait de ses nombreuses balades, escapades, virées, découvertes et rencontres alentour.
Cela donne aujourd’hui un livre, Le Chemin des écluses, publié par les éditions Folle Avoine.

Après une visite au cimetière voisin, celui du nord, le plus ancien de Rennes, et le plus chargé d’histoire, place au chemin de halage qui file entre berges et peupliers le long d’une « lame d’étroit silence ». Là coule le canal. Le canal et ses étranges dénivelés. Ses éclusiers absents. Ses bateaux fantômes. Ses portes d’eau qui grincent et s’ouvrent en déchirant un bon millier de rideaux tissés de plusieurs millions de gouttelettes à la seconde.

« C’est un long chemin, une manière de route où, comme en Chine, on souhaiterait avoir l’occasion de méditer l’enseignement de certaines bornes, (...) celui de marques plus triviales au besoin, de repères enfin fiables... »

Au total, quatre-vingt kilomètres « d’eaux captives » s’en vont ainsi rejoindre la Manche après passage obligé (et parfois mouvementé) de 48 écluses. Un fil que l’on peut suivre pour aller à la rencontre de paysages inconnus. On peut également s’en écarter... Lionel Bourg ne va d’ailleurs pas s’en priver. Il aime trop les imprévus, les intervalles, les brisures, les brusques envies d’aller voir ce qui se trame à côté, à quelques encablures, sur l’autre versant du talus d’en face pour se maintenir (en pilotage automatique) sur une route trop balisée.

S’il y a Le Chemin des écluses, il y a aussi, pêle-mêle, à portée de main et de regard, présents dans les parages, le Nouveau-né de Georges de La Tour au musée, l’ombre de Léo Ferré à l’anse Du Guesclin ou celle de l’abbé Fourré sur les rochers de Rotheneuf. Il y a Châteaubriand gisant de tout son long au Grand Bé. Il y a les poèmes du trop méconnu Gilles Fournel (1931 - 1981) en embuscade et les Gueules de Fort d’Elice Meng à découvrir au Fort Saint-Père.

« Les toiles d’Elice Meng, rageuses, apaisantes n’empêche, travaillées à vifs coups de couteau dont la lame gratte, coupe, tranche, incise ou souligne au gré du visage une bouche, un rictus, une paupière, ces toiles noires, dont les traits se détachent sur l’ocre jaune d’une couche elle-même éraflée, scarifiée, rendent justice à ces personnages longtemps exclus de la mémoire commune. »

Sans oublier virées et déambulations à Cancale, à Dinan, à Combourg ou dans la vaste et proche forêt de Brocéliande… Il faut vite multiplier les rencontres. À chaque fois s’approcher, toucher, découvrir, s’émouvoir. Y mettre son corps, son être, sa mémoire, ses lectures. Donner autant que l’on reçoit. C’est ce que fait Lionel Bourg dans ces pages où, prenant ses « aises avec le tracé du canal », il réussit à contourner les écluses (et bien d’autres obstacles : abandonnant ici un « affreux crucifix », s’insurgeant là contre le manque de respect des livres dont font preuve certains vendeurs officiant à Bècherel, « cité du livre ») pour aller, résolument, avec force ou nonchalance, vers ce qui vit, souffle, ouvre et incite au partage.

Lionel Bourg : Le Chemin des écluses, éditions Folle Avoine.
Le logo reproduit ci-dessus est  tête nue écorchée sans visage, l'une des Gueules de fort, de Elice Meng.

jeudi 20 janvier 2011

Les trucs sont démolis

Les trucs sont démolis permet enfin de rendre la poésie de Paol Keineg lisible dans la durée. En 400 pages, cette anthologie, qui court de 1967 (année de publication du Poème du pays qui a faim, texte qui, d’emblée, le fit connaître) à 2005 (parution de Là, et pas là) montre la force et la belle énergie qui s’affichent (malgré les désillusions, les silences et les pirouettes désabusées) en permanence au cœur de l’œuvre.

L’aventure se situe bien dans la langue, celle-ci étant d’abord déliée, tonitruante, proche de l’oralité puis peu à peu ramassée, concise, serrée tout en restant nerveuse, rageuse et claquante. Aventure au long cours. Keineg s’en explique dans une étonnante (et détonante) préface (« en vieillissant on ne renonce pas : on aiguise ses armes », dit-il). Sans concession, avec une patience d’abeille et, régulièrement, d’inévitables constats, des pieds de nez, des flèches courtes et précises.

« Les poètes d’aujourd’hui doivent s’expliquer. Parfois les explications sont lumineuses ; souvent je les trouve barbantes. »

« Puisque toute vie est un échec, échouons toujours mieux. »

Keineg aime réactualiser le passé à sa manière, transformant Boudica en « pin-up des poids lourds » ou imaginant « georges perros au paradis » emportant « kafka sur sa moto ». Il aime, de même, interroger les mythes. Qui ne s'en sortent jamais à bon compte. Il le fait avec subtilité. Cela lui permet de relier les époques en un éclair et de visiter ce « pays hirsute » où dans les « hameaux à plat ventre, les hommes saouls dorment suffoqués » en notant peu de différences au fil des siècles. Les mythiques Dahut, Taliesin ou Boudica l’accompagnent et traversent à ses côtés de nombreux champs de pommes de terre pour se rendre Chez les porcs, dans cette micro-société qui ressemble tant à la nôtre :

« Je tire mes informations d’un monde disparu où la vie des porcs faisait l’objet de commentaires monotones le soir autour du feu. Comment dire la souffrance dingue des porcs d’aujourd’hui ? Ma lointaine enfance, qui n’est pas celle que vous croyez, je l’ai peuplée du porc universel. »

Le parcours hors norme de Keineg, de Bretagne en Amérique, passant, écrivant, rêvant d’une langue à l’autre, et comprenant aussi que « toute langue est étrangère », ce parcours opiniâtre qu’il ne peut s’empêcher de (sans cesse) relativiser (« ô vous / que la poésie exalte / comme vous avez raison / de me tourner le dos ») devient ici non seulement très perceptible mais également accessible à ceux qui n’ont pas pu lire les premiers ouvrages, tous épuisés. C’est une somme de grande densité que l’on peut désormais partager.

Cela dit, Les trucs sont démolis (l’expression est empruntée à Tristan Corbière) ne représente qu’une partie du travail de Paol Keineg. Il reste, à côté de l’immense bloc poétique, un autre pan à (re)découvrir. Celui de son théâtre. Autrement dit celui du Printemps des bonnets rouges (qui fut mis en scène par Jean-Marie Serreau), celui de Dieu et madame Lagadec, celui de Anna Zéro et de Terre Lointaine (mis en scène par Annie Lucas et le théâtre de Folle pensée).

Paol Keineg : Les trucs sont démolis, coédition Le Temps qu’il fait et Obsidiane.