samedi 21 avril 2012

La passe

Il y a des livres dont on hésite à parler tant l’intimité qui les porte et la retenue pudique de leur auteur nous incitent à ne dévoiler qu’avec parcimonie les épisodes douloureux qui s’y impriment. La passe d’Antoinette Dilasser en fait partie. Son récit, qui ne met jamais le lecteur dans une position de voyeur malgré lui, incite au murmure et au partage. Ce qu’elle transmet par touches brèves et continues, la maladie de son compagnon, le grand peintre François Dilasser, obligé de vivre dans une maison où demeurent ceux qui ont oublié qui ils sont, elle le fait en évitant l’épanchement et en vivant résolument au présent. Sa sagesse est égale à sa discrétion sans qu’elle ne s’empêche, pour autant, de livrer le désarroi qui parfois la submerge.

« Je suis ici, tu es ailleurs. Il n’y a plus de lien entre ces lieux étanches, est-ce que c’est ainsi, les cases qui nous sont imparties ne communiquent pas, autrefois tu as dessiné des bonshommes au tronc ligoté, chacun prisonnier de son casier, tu savais ? »

Il lui arrive d’interroger l’œuvre, de déceler après coup dans tel ou tel tableau les prémices insoupçonnés de la maladie à venir. Elle peut, de même, en se remémorant quelques attitudes, ou d’anciennes lectures, ou les silences prolongés du peintre, y voir, après coup, des possibles symptômes qu’elle regrette de ne pas avoir su interpréter.

« À présent je pense que tu avais compris, tu savais depuis longtemps, tu n’as rien dit, dire n’était pas ton fort, mais tu avais peur. Ton angoisse. Le dernier carnet. Et j’ai laissé courir. Je t’ai fait ça. Je me protégeais ? »

Passant par différents sentiments, de la culpabilité à la colère, puis de l’incompréhension à la détresse, Antoinette Dilasser travaille à la fois sur elle-même et sur son texte pour parvenir à un ensemble où l’acceptation des faits, même s’ils sont pénibles et sans rémission, finit par s’imposer. Elle pose sa vie en se donnant à ses activités quotidiennes et en s’entourant du mieux possible, rendant visite régulièrement à son mari, trouvant à ses côtés une petite communauté qui lui devient familière et où chacun aide l’autre malade à sa façon. Chaque être qu’elle rencontre est décrit avec cette manière très particulière et efficace qu’elle a de dessiner, en quelques traits, un visage, un regard, une personnalité attachante. Elle aime les autres. Cela transparaît dans ce livre qui n’est pas vraiment de deuil mais plutôt de présence.

« Ordinaire des jours. Tu me parles, je distingue des mots, hier c’était le mot “six” , nos enfants, ton visage s’éclaire quand j’ai compris. C’est peu mais ça enferme une somme infinie de tendresse. »


 Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.

jeudi 12 avril 2012

Cuisine

Cuisine, le nouveau livre d'Antoine Emaz, paraît en version numérique chez publie.net. Il donne à lire, comme le faisait déjà Cambouis (paru au Seuil, collection « déplacements », en 2009, et également disponible en numérique chez le même éditeur), les multiples notes, échos, lectures, réflexions et échos familiers qui alimentent le vaste chantier d’écriture/lecture qu'il mène en continu. Ce livre est conçu tel un journal (ce qu’il n’est pas), de façon chronologique, avec pour chaque note une ou plusieurs entrées placée(s) à gauche sur la page. Ainsi Visage, vieillir :

« Rides. Visage qui prend de l’âge. Cela ne m’a jamais gêné, comme pour la barbe ou les cheveux blancs. M’ennuient davantage les récurrentes douleurs au dos ou à l’épaule droite, quand elles se réveillent. Pour les proches, j’ai mon visage, il vieillit à la vitesse du leur, rien de grave. Pour les autres, j’ai un visage de mots, et je ne sais ce qu’il peut être, ni s’il peut vieillir. »

Emaz se découvre ici tel qu’il est : avec pudeur et retenue. Il évoque son métier d’enseignant à Angers, ses fréquentes relectures de Reverdy, de Du Bouchet ou de Follain, ses incursions dans les carnets, notes ou journaux des autres (Hugo, Pascal, Jules Renard), son plaisir à entrer dans un nouveau livre de James Sacré, de Jean-Patrice Courtois, de Jean-Pascal Dubost, de Ludovic Degroote ou de Valérie Rouzeau en soulignant les lignes de force ou les variations qu’il y repère. Il explique sa relation à l’internet, sa fidélité et son bonheur de travailler avec Florence Trocmé pour Poezibao où il publie régulièrement des compte-rendus de lecture.

Les notes touchant le corps qui s’use, vieillit, fatigue trouvent leur équilibre grâce à celles qui s’attachent à la belle respiration que lui procurent les instants passés au jardin ou les haltes estivales à Pornichet. Le champ social est également très présent. Cela va des difficultés de son métier à celles rencontrées par les élèves et leurs parents en passant par le travail qui peut broyer des vies comme le montre la vague des suicides à France Télécom. C’est un homme à l’écoute et au contact permanent des autres (poètes ou pas) dont on peut, dans cet ensemble, prendre, page à page, le pouls.

Sa relation à l’écriture (ou à son absence, quand il est en panne) est évidemment au centre de sa réflexion.
« Le travail du poème doit être transparent, invisible : une machinerie de verre. »

Sa volonté d’aller « toujours au plus simple, jamais au plus facile » est indéniable. Il croit à la poésie et reste confiant quant à son avenir. Il existe de nombreux chemins secrets et en friche sur lesquels personne ne s’est encore aventuré et qui finiront bien par être explorés. Il en est convaincu. C’est le lecteur curieux, assidu, insatiable, avançant dans tel livre ou manuscrit, le crayon à portée de main, qui s’exprime ainsi.

Cuisine n’est pas à considérer comme l’envers du décor, comme la face cachée du poète Antoine Emaz. Il s’agit au contraire d’un livre qui prend place, de façon naturelle, dans son parcours créatif. En témoignent, s’il en était besoin, les nombreux passages où il revient sur l’écriture de Plaie (écrit en deux mois et retravaillé durant deux ans), sur la construction de Sauf, qui sort simultanément aux éditions Tarabuste, sur sa difficulté à écrire ou sur ce formidable terreau que constituent à ses yeux les lectures accumulées tout au long des dernières décennies.

Antoine Emaz : Cuisine, publie.net.

mercredi 4 avril 2012

Ames inquiètes / J'entends des voix

Marco Ercolani écoute, soigne et donne la parole aux grands inquiets. Il rompt le silence qui les entoure en publiant simultanément, en collaboration avec Lucetta Frisa (qui a révisé les textes), deux ouvrages. L’un est constitué de récits écrits suite aux entretiens réalisés auprès des malades qu’il a pris en charge tout au long de son travail de psychiatre à Gênes et en périphérie et l’autre regroupe des monologues (touchant à leurs hallucinations auditives) recueillis de décembre 2006 à février 2008. Les deux livres tentent de cerner la fragilité de ces êtres pris dans les mailles d’une folie qui s’exprime tour à tour par la colère, le délire, les crises de larmes, l’ennui ou l’anéantissement total... Tous disent leurs pulsions, leurs visions étonnantes avec un sens de la naïveté doublé d’un naturel qui leur fait souvent penser que ce sont eux qui sont dans la normalité. Certains ont simplement roulé à côté des rails. L’un en corrigeant un tableau de maître qu’il jugeait mal peint. L’autre en forçant la serrure d’une voiture dont il « voulait manger les vitres, le tableau de bord, le volant, le levier de vitesse » afin de mettre un terme à un trop long jeûne. Plusieurs, par contre, ont tué. Parce qu’ils ont cru voir dieu ou diable (très présents) en tel ou tel être ou parce qu’une voix leur a ordonné de passer à l’acte.

« Oui, je dors avec un porc. Et alors ? Il sent fort, et alors ? L’odeur est importante, vous ne savez pas ça, l’odeur est un signe... Un porc, lui ne me trahira jamais. N’est pas comme ces hommes qui vont et viennent sur ma terre sans faire de bruit, sans laisser d’odeur. Lui grogne, et méprise les étrangers qui salissent mes belles collines. Hier il me l’a dit : il faut faire justice. Il me l’a dit en un grognement très long. Et voilà, je lui ai obéi. Les animaux ont toujours raison. Je suis descendu dans la vallée et j’ai tiré des coups de fusil.

Voilà comment se défend un berger de vingt-deux ans qui a tué à coups de fusil vingt-sept personnes au supermarché de Sondrio et puis s’est enfui dans la montagne. »

Les témoignages ici rassemblés sont pour la plupart extraits de la grande folie. Ils émanent d’un monde avec lequel on prend d’ordinaire ses distances tant il peut faire peur. Leur force tient dans l’écriture à deux voix qui les portent. Marco Ercolani et Lucetta Frisa ne glissent jamais vers une curiosité malsaine. Le métier du premier et la simplicité narrative de la seconde les en préservent. La tendresse, l’attention vive, l’envie de comprendre et l’invitation au dialogue les placent naturellement en retrait. Pas de « je », pas de jugement, pas de diagnostic. Ils sont témoins. Ils laissent parler les patients et recueillent leurs propos sans forcer le trait, en les fixant patiemment dans des scènes brèves et réalistes.

« Ma retenue a été vaincue par la crainte qu’en absence de narrateur, ces histoires sombrent dans le silence », note Marco Ercolani qui a longtemps hésité à publier ce qui est du domaine de la confidence.

Sylvie Durbec, la traductrice, nous avait déjà permis de partager, par quelques extraits inédits publié dans le cahier de création de la revue en ligne du site "remue.net"  au  printemps 2010 : Sento le voci / J’entends des fous, sa découverte de ces textes et son désir de les lire à haute voix, passant instantanément, au fil de sa lecture, de l’italien au français.

 Marco Ercolani &Lucetta Frisa : âmes inquiètes (110 pages) et j’entends des voix (194 pages), traduit par Sylvie Durbec, éditions des états civils.

mercredi 28 mars 2012

Bryan Delaney

Trois livres (deux pièces de théâtre et une nouvelle) de Bryan Delaney, dramaturge irlandais né à Dublin en 1971, ont été publiés simultanément aux éditions Fissile l'an passé. Ils nous permettent d’entrer de plain-pied dans l’imaginaire débridé d’un auteur qui excelle à saisir physique et traits de caractères de personnages décalés, tous plus ou moins rêveurs désenchantés (voire désespérés), serrés dans un étau de réalité dont chacun essaie de s’extraire à sa manière. À l’image de Larry, « individu décrépi, misérable, bâti comme un jockey » (figure centrale de Larry se pend) qui, un sac à l’épaule, jette son dévolu sur un arbre en haut duquel il s’installe pour s’y pendre quand arrive, inopinément, un couple de touristes qui a choisi les abords du même arbre comme lieu de pique-nique.

« Larry : J’aimerais être seul.
La femme : Ne faîtes pas attention à nous. Faîtes comme si nous n’étions pas là.
L’homme : Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à vous trouver un autre arbre.. »

S’en suivent dialogues et retournements de situations imprévus où Bryan Delaney, pince-sans-rire à l’ironie mordante, lâche légèrement (et efficacement) la bride à ce qui fait la force de son écriture : le sens permanent du détail insolite, la parole bien ajustée et l’imparable avancée narrative qui accompagne des personnages en marge, décidés à accomplir d’ultimes coups d’éclat ou de folie, en guise de feux d’artifice, avant de prendre congé.

Ainsi Salomon (héros de la nouvelle La Lumière de Salomon) qui, à quatorze ans, ayant « contracté la cataracte », n’y voyant presque plus, se promène aux abords de la ville avec un chien, une cage à oiseaux sur le dos et une bible toute tachée des fientes des volatiles en rameutant périodiquement la foule pour dénoncer, à la criée, les agissements des notables locaux.

« Ainsi commença, au cœur d’un automne glacial, la croisade de Salomon pour nous apporter la lumière. Chaque semaine, une nouvelle personne était sacrifiée sur l’autel du ridicule. Les célébrations étaient de plus en plus drôles et féroces. Il démolissait ses victimes les unes après les autres. »

Chez Delaney, les sentiments ambivalents restent omniprésents. Les faiblesses humaines explosent brièvement. Les hommes peuvent devenir cruels en une fraction de seconde. Salomon n’hésite pas à écraser les pattes arrières de son chien avec une grosse pierre tant il a peur que celui-ci, affamé, ne le quitte...

La pièce de théâtre Le Cordonnier, qui se situe sur l’île d’Inishbollock, « un bloc de roc cruel et inhospitalier », met en scène des êtres que l’on retrouve souvent dans l’imaginaire irlandais : le poète, le barman, la putain, le passeur, le tueur de chats et le fossoyeur. Le lieu principal où se joue leur destin est un café-hôtellerie délabré qui vient de s’adjoindre les services d’un cordonnier, sorti de nulle part, dont l’arrivée (nus pieds) va coïncider avec la perte d’inspiration du poète et la mise en place d’un étrange commerce de chaussures entre Mogue, patron de la morgue, et Orwell le tenancier du bar.

Bryan Delaney parvient, en quelques répliques, à embarquer le lecteur dans des situations peu ordinaires avec, en toile de fond, la mort (ou son ombre) escaladant des versants parfois burlesques. Celle-ci rôde, invisible. Elle plane sur le bar, près de la plage et bien sûr à l’intérieur de la morgue... Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’un accouchement ait finalement lieu dans cet endroit si peu habitué à vivre un tel évènement...

Le Cordonnier a été créé sur les planches de l’Irish Classical Theatre Company’s Andrews Theatre à Buffalo, New York, en mars 2005. Bryan Delaney a reçu le prix Samuel Beckett en 2006.

Bryan Delaney : Larry se pend (pièce en un acte, traduction par Cédric Demangeot), La Lumière de Salomon (nouvelle, traduction par Bernadette Casès et l’auteur), Le Cordonnier (pièce de théâtre, traduction par Livane Pinet Thélot), éditions Fissile.

dimanche 18 mars 2012

Ces vies-là

Début mars 2008. L’écrivain espagnol Alfons Cervera séjourne à Grenoble. Il y est invité à participer au colloque « Témoins et témoignages, mémoire individuelle et collective », organisé à l’université Stendhal. Il emporte avec lui la mort de sa mère, survenue deux semaines plus tôt à Los Yesares, après une lente déperdition qui dura dix-huit mois et qui eut pour point de départ une simple chute dans les escaliers. Dès ce jour, elle prit peur, devint peu à peu immobile, attendant la mort tout en la craignant et laissant le passé en suspens. C’est celui-ci que l’écrivain va devoir sonder. Une découverte inattendue le pousse en effet à remonter le cours de sa propre histoire en sachant que celle qui pourrait l’aider dans sa quête a décidé de commencer à mourir.

« Dans la serviette noire, tu trouveras les papiers de la maison, avait-elle dit avec une absolue tranquillité, sans que rien ne laisse pressentir qu’elle dévoilait ce faisant quelque secret. Je pense maintenant qu’elle avait oublié ce qu’elle conservait avec soin dans cette serviette de cuir, tant d’années cachée au fond de l’armoire qui occupait presque tout l’espace de sa chambre. »

C’est en consultant ces documents tenus secrets qu’il va apprendre que son père (décédé, lui, de façon brutale : arrêt cardiaque) a été condamné à douze ans de prison par un tribunal militaire en 1940. Dès lors, des scènes d’enfance vont revenir, faisant surgir des questions jamais posées. Pourquoi la famille a-t-elle dû quitter Los Yesares pour Valencia et ne revenir que bien plus tard ? Pourquoi le père a-t-il dû abandonner son métier de boulanger pour devenir laitier ? Ces interrogations s’inscrivent dans le récit, entre l’image encore récente de la mère immobile et les promenades dans les rues de Grenoble, sur les pas et dans l’ombre de Stendhal...

« La tristesse est plus grande le dimanche, écrivait Stendhal dans La Chartreuse de Parme. Cela fait deux dimanches que ma mère est morte, dans la nuit. Quelques semaines auparavant, je lui avais demandé pourquoi personne ne m’avait parlé de l’existence de ces papiers sur la condamnation de mon père. »

Fouillant l’histoire familiale, c’est bien la mémoire collective, celle évoquée en préambule au colloque auquel il participe, celle aussi (et surtout) de l’Espagne franquiste, que Alfons Cervera fait peu à peu remonter à la surface. Il la découvre par bribes. Consulte les archives. Rencontre les derniers survivants, réussit à retrouver les traces d’un événement crucial qui, survenu en juillet 1936, met en lumière ce que son entourage taisait.

« Les feuillets s’accumulent sur la table. Le temps qu’il faut. Le procès militaire contre mon père et six de ses compagnons anarchistes et communistes. Progreso Vicente fut fusillé et les autres condamnés à des peines de prison. Le langage de la rage dans les feuillets qui relatent les évènements. La grammaire cruelle d’une victoire qui condamne à mort la défaite. Nombreuses sont les formes de la mort après avoir perdu une guerre. Mon père l’a perdue bien des fois. Et ses six compagnons aussi. »

L’écriture de Cervera (dont voici, après Maquis paru en 2010 à La Fosse aux ours, le deuxième livre traduit en France) est dense et percutante. Il a beau écrire à partir d’un lieu donné (Grenoble) sans que ne semble bouger, du début à la fin du livre, le temps (deux semaines) qui s’est écoulé depuis la mort de sa mère, il fait en sorte que trois périodes différentes mais complémentaires de son histoire (l’une dédiée au père, une autre à la lente agonie de la mère et la dernière à son présent de fils et d’écrivain) puissent s’imbriquer, se superposer et avancer dans un même mouvement. Sans cesse, il interroge les mémoires et leurs liens étroits avec l’imaginaire collectif. Il sait que la vie, l’après vie et l’écriture ne peuvent jamais prendre racines dans l’oubli.

« Être oublié est une façon de mourir. L’histoire qui se construit sur les fondations de la peur reste silencieuse. C’est pourquoi ma mère restait silencieuse quand je lui demandais pourquoi jamais personne ne m’avait raconté l’histoire de cette nuit tout juste découverte soixante-dix ans plus tard au moins. Ce que l’on ne nomme pas n’a pas d’existence. »


Alfons Cervera : Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, (éditions) La Contre Allée
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