dimanche 1 juillet 2012

Le Bréviaire

Le tableau s’offre paisible et reposant. Le naturalisme y prend ses aises. Un curé pose, assis au jardin, un bréviaire à la main, avec tout autour de lui des fleurs et des choux. L’enclos où il se trouve surplombe un village dont on distingue, dans une lumière qui est sans doute celle d’un soir d’été, le dégradé des toits, des pignons et des cheminées. Plus loin, se devinent champs et collines.

Jules-Alexis Muenier a vingt-trois ans quand il peint La Retraite de l’aumônier ou Le Bréviaire, toile avec laquelle il obtiendra (lui qui fut l’élève de Gérôme) une médaille au Salon des Artistes Français en 1887.
L’œuvre appartient désormais au musée des beaux-arts de Cambrai et c’est sur elle que Lucien Suel a choisi de jeter son dévolu pour en proposer une lecture originale. Plutôt que de s’inventer critique d’art, l’auteur de Mort d’un jardinier (sensible, on l’imagine, à ce décor-ci) a préféré rester fidèle à sa façon d’être et d’écrire. Il crée du mouvement et procède pour cela à une vraie mise en scène du tableau en invitant trois personnages à s’exprimer. Il appelle Dieu, l’aumônier et le peintre. Le premier regarde l’homme d’église du haut de son perchoir céleste en le remerciant avec un peu d’avance pour la qualité de son passage (qui se termine) sur terre.

« Tu as consacré les unions, réconforté les malades, béni et enseigné les enfants, rassemblé tes frères, aimé les âmes qui te furent confiées. »

Le deuxième psalmodie et empile, pêle-mêle, quelques pensées, principes ou faits anodins et réguliers en se préparant à rejoindre ceux qui l’ont précédé dans la mort. Ses bribes sont entrecoupées de réminiscences latines.

« Je me tais toute une vie est passée mon père disait tu traces ton sillon tu te retournes au bout du champ c’est fini - ne savait ni le jour ni l’heure - mal aux reins - mal aux fesses sur ce banc - Beati pauperes spiritu - encore les hirondelles bientôt l’Afrique - missionnaires – dictionnaires - mon bréviaire messe du matin - merci Seigneur - demain savon à barbe - la poussière des morts je marche dessus »

Quant au troisième, il revient sur la conception et le cheminement de sa toile en évoquant celui qui a posé pour lui.

« L’abbé Dambricourt fut heureux de mon succès au Salon de 1887. Il me dit en souriant que le jury avait dû être sensible au contraste entre la beauté du jardin et la décrépitude du personnage qui s’y trouvait ».

Chacun des intervenants s’exprime à tour de rôle et à plusieurs reprises, dans des registres différents, procurant à l’ensemble une force singulière, celle qui émane d’un tableau dans lequel Suel entre presque par effraction, en devinant les propos de ceux qui ne sont plus là pour témoigner, réussissant même à isoler puis à croquer le peintre et son modèle sitôt la séance de travail levée.

« Je travaillais rapidement, sans parler, jusqu’à ce que l’intensité de la lumière ait baissé au point où j’eusse été contraint de modifier ma palette. Alors, j’arrêtais la séance. Le vieux prêtre décroisait les jambes et posait son bréviaire sur le banc, puis, se redressant avec peine, il se frottait longuement le dos. »

Lucien Suel : Le Bréviaire, Une lecture de La Retraite de l’aumônier de Jules-Alexis Muenier (1863 – 1942), éditions Invenit.

samedi 23 juin 2012

Bonheurs d'Olivier Larizza

Il suffit d’ouvrir l’un de ses livres au hasard, ce peut être L’été, l’éternité (Chambelland, 1970), ou Oh, dites-moi si l’Ici-bas sombrera ? (Arfuyen, 2002) ou tout simplement celui-ci, Bonheurs d’Olivier Larizza, pour entrer de plein pied dans l’œuvre poétique de Jean-Paul Klée. Ce qu’on y découvre étonne et envoûte. La langue est vive, dételée, non soumise aux règles en vigueur dans l’ordinaire beau et bon parler. Le lyrisme a peu à voir avec ce qu’on en connait de réminiscences purement francophones. Un tempo libre s’y est subtilement invité et les poèmes, dans lesquels l’auteur glisse césures, ponctuations et désirs orthographiques et typographiques particuliers, débordent de vitalité. Au fil des pages, son quotidien et sa biographie s’y révèlent. Par petites touches, avec émotion, reliant les fils d’un itinéraire à jamais marqué par l’assassinat, en avril 1944, de son père Raymond-Lucien (philosophe, compagnon de Sartre) au camp de concentration du Struthof.

« mon père a été massacré affligé on ne
saura pas comment il a disparü & les
fümées n’en reviennent jamais elles qui
ont passé dans l’horrible cheminée qu’on
aperçoit encor à la sortie Krématoria,
l’air n’en pouvait plus & le Ciel
étoufferait de sanglots il s’est déchiré
en deux »

L’amitié que Jean-Paul Klée porte à Olivier Larizza (écrivain lui aussi, né en 1975) a débuté en octobre 2000. Depuis, il ne s’est pas passé un jour sans qu’il pense, écrive et trouve grande énergie grâce à celui qu’il a « remarqué choisi préféré / à toute chose d’avant lui ! ». Plus de 7000 pages se sont ainsi accumulées, la plupart inédites mais quelques unes fort heureusement déjà disponibles.

Après C’est ici le pays de Larizza (édition BF, 2003) et Trésor d’Olivier Larizza (éditions des Vanneaux, 2008), voici ces « bonheurs » activés grâce à l’ami (qu’il nomme ainsi ou « bel enfant » ou « mon ange » ou « le petit loup bleu ») et à qui ils retournent après s’être nourris de la douceur, de la spontanéité, des longues promenades dans Strasbourg, de l’angoisse toujours en embuscade et des aléas journaliers qui rythment sa vie. Le présent lui est plus salutaire que le passé. Sur lequel il ne revient que pour pointer ses failles, ses désillusions, son manque à vivre comblé par la poésie et son sens peu aigu des tâches matérielles non assurées parce que jugées moins nécessaires que l’écriture.

« j’ai perdü argent et relations à ne pas
répondre des courriers importants car j’avais
jamais le temps Toute la journée me filait à
courir la gredine poësie je la voyais
jours & nuits dans les kafés où j’abattis à la
main des feuillets par milliers !...
ça m’a pris forcément des années où hormis
d’écrire ma rêverie je n’ai foutü
rien !... les formülaires de santé le dossier
pour moi retraité la banque qui lentement
pourrissait »

Page à page, Jean-Paul Klée édifie un monument poétique à « l’oiseau miraculeux qui / très doucement devenir me fit / ce que je suis », dit-il en ouverture du livre. Notant ce dont il lui est redevable de joie retrouvée, il ne dérive cependant pas vers l’exercice d’admiration. Ce qu’il doit à Olivier Larizza, c’est une impulsion, une source, une inspiration, un étonnement qu’il ne pensait plus connaître, une envie irrépressible de poursuivre la route (humaine et poétique). Sa douceur et sa bonté (que certains, pris dans les tenailles et la dureté du monde, pourraient prendre pour de la naïveté) et ce don de soi pour l’autre – et les autres – sont rares et remarquables.

Jean-Paul Klée est une sorte de phénomène littéraire. Il maîtrise toutes les subtilités du langage. Il sait le triturer, le casser, le recomposer. Et être drôle, tragique, baroque, pudique, impudique. Il ose s’aventurer là où tant d’autres s’autocensureraient. Ses cartons sont pleins d’inédits. Des milliers de feuilles 21 X 29,7 manuscrites où se trouvent poèmes, pages de journal et textes en prose. Pour l’instant, une douzaine de livres ont vu le jour (certains chez des éditeurs qui ont depuis fermé boutique). Bonheurs d’Olivier Larizza, le premier des « cahiers Jean-Paul Klée » que les éditions des Vanneaux ont décidé de lancer, se termine par un hommage à sa mère,  décédée le 29 avril 2010.

« ombré
d’une beauté sans nom le
visage de ma mère va
vers le rien (le désordre) l’inau
dible dessiné par la terre & le
silencieux cercueil où s’abrite encor
ce qui d’elle a demeuré ici-bas »

 Jean-Paul Klée : Bonheurs d’Olivier Larizza, postface de Jean-Pascal Dubost, éditions des Vanneaux.


mercredi 13 juin 2012

Je, cheval

Ce qui frappe, d’emblée, dans l’écriture d’Albane Gellé, c’est ce mouvement perpétuel qui non seulement se transmet de livre en livre mais de plus s’accentue, s’amplifie, faisant bouger ses lignes avec une apparente légèreté. Pas de rupture, de cassure, de reniements. Elle avance, questionne. Cela remue dans des textes qui se situent  du côté de la prose poétique.

Dans un entretien publié en 2007 par la revue "Décharge" (n° 132), elle disait être "partie dans un nouveau chantier, si nouveau que ça n’a rien à voir avec ce que j’écrivais avant. Il ne s’agit pas du tout d’un roman ni d’un récit, plutôt pour l’instant d’errances/pensées/poèmes (?) qui s’étirent dans de la prose beaucoup plus longue que d’habitude... On verra bien où ça me mène, en tout cas, jusqu’à maintenant, je suis bien dans ce chantier-là, alors je continue..."
Lisant cela avec un peu de recul, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle parlait sans doute du long, sinueux et très clairvoyant cheminement qui allait donner Bougé(e), livre qui vit le jour en 2009 aux éditions du Seuil, dans la collection "Déplacements" que dirigeait François Bon.

Cette sensation d’être bien dans le travail en cours elle l’a, sans nul doute, fortement éprouvée (la transmettant par ricochets au lecteur) lors de l’écriture de Je, cheval , publié il y a cinq ans aux Editions Jacques Brémond. On y découvre, en courtes proses, une complicité, une harmonie fugace mais indéfectible entre le cheval et celui (ou celle) qui prend le temps de respirer à son rythme, de regarder à sa hauteur, d’écouter, de vibrer, de sentir...

« Le mot cheval au-dedans. Les mouvements, les muscles quand au galop, cette chaleur dessous. Quand tout se rassemble, est rassemblé, pour faire vivant le cheval à deux têtes que nous sommes. »

Cette connivence circule constamment dans le livre. Le besoin de deviner ce que vit l’animal dans les différentes situations (pré, forêt, box, champ de course) auxquelles il peut se trouver confronté s’affirme également dans plusieurs des scènes brèves du recueil. Au final, c’est lui, (il se présente : "je, cheval"), qui tient d’invisibles rênes et dit (si tant est qu’il parle, et il le fait) avec son corps en éveil, frissonnant, cognant le sol ou agitant la tête ou les oreilles, qu’on lui fiche, simplement, la paix.

« À défaut d’être libre, il veut être tranquille, à tourner en carré, suivre les petites lignes qu’il a tracées par terre, ses repères, son territoire, qu’on l’oublie. »

Entre douceur et tension, Albane Gellé réussit à nouer des liens entre le cheval ("l’animal vivant, le corps, le sauvage") et l’écriture ("l’indomptable l’équilibre l’inconnu le jamais acquis"). Le corps est constamment sollicité. C’est lui qui résiste, s’obstine, s’habitue ou s’incline.

« À cheval je suis d’emblée au coeur des choses, désencombrée, réunie. Débarrassée des entraves périphériques, des noeuds stériles. Je me rejoins, dans une extrême présence à ce qui m’entoure. Dénouée. »

 Albane Gellé : Je, cheval, éditions Jacques Brémond.

dimanche 3 juin 2012

Le mystère de la beauté

Ce n’est pas la beauté en (ou pour) elle-même, si aléatoire, si fugace, que Nuno Júdice cherche à percevoir mais son mystère, son approche, d’abord intuitive puis effective dès que les mots choisis pour écrire ce qu’il cherche à transmettre (en poésie) suggèrent sa présence. Il la sait éphémère, difficile à capter, ayant partie liée avec la langue, fort décriée par certains, ne s’offrant qu’à celui qui aura su, au préalable, dissiper « le brouillard qui obscurcit l’imagination, l’empêchant de quitter l’intérieur de l’esprit pour se diriger vers le centre du papier ».



« Le poème a la même durée qu’un homme
et son cœur bat en même temps qu’il l’anime
du souffle d’une vie. »

Rien n’est donné sans une mise en éveil des sens, sans une attention particulière portée à ce qui vibre tout autour. Un lent travail intérieur pour sortir de soi et devenir disponible aux bruissements d’un monde infime, si proche et pourtant si singulier... C’est ce que propose Nuno Júdice. Souvent un morceau de paysage, une scène de rue ou un fragment de nature morte s’animent en ouvrant des voies secrètes qu’il explore.

« L’absolu s’est manifesté dans un verre
d’eau, quand le soleil est apparu derrière un nuage
et lui a donné un éclat inattendu dans le plus
gris des matins. »

À celui qui regarde, saisit, assiste à tel ou tel fait apparemment anodin et quotidien de méditer, de s’interroger et de concrétiser les émotions que cela lui procurent. Il a à sa disposition un vaste lexique et assez de recul pour privilégier la réflexion au réflexe et détourner le réel dès qu’il apparaît trop convenu.

« Au retour de la promenade, j’étais en compagnie
d’un chien. Derrière le chien,
se tenait une promenade. Le contraire
est aussi vrai que son revers ; et
le revers est tout autant le contraire que
sa vérité. Seuls les aboiements du chien
m’apprennent que la promenade
n’aboie pas. Et quand j’ai lancé la promenade
au chien, le contraire a bougé la queue. »

Chez Nuno Júdice, profondeur et légèreté ne cessent de se répondre, au gré des humeurs, suivant la force ou le calme des éléments, rythmées par ce lent processus créatif qui impressionne, que l’on retrouve de livre en livre, et avec lequel il semble constamment aux prises.

« La main
qui rédige l’hiver, et s’attarde
comme le gel qui blanchit l’herbe,
renferme dans sa dureté le souvenir de la nuit. »

 Nuno Júdice : Le mystère de la beauté, traduit du portugais par Lucie Bibal et Yves Humann, en collaboration avec l’auteur, éditions Potentille.

vendredi 25 mai 2012

Sauf

Après Caisse claire (Points/Seuil, 2007), l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle qui reprenait plusieurs recueils de poèmes publiés par Antoine Emaz chez divers éditeurs entre 1990 et 1997, voici, chez Tarabuste, un nouvel ensemble qui, sans recouper le premier, le complète en regroupant des poèmes extraits de plaquettes et de livres allant des années 1986 à 2001. Ces textes, parfois publiés à tirages limités, étaient épuisés. Assemblés, ils permettent de suivre Emaz sur le long terme. On arpente le champ poétique qui est le sien avec la lenteur que requiert un tel cheminement. On remarque d’emblée, avec ici en ouverture Poème en miettes, que sa voix est depuis longtemps posée, ce qui ne l’empêche pas de creuser toujours un peu plus. On y retrouve, non pas amplifiés mais rappelés avec constance et rigueur, ces vers brefs ou ces fragments de prose compacte qui disent à la fois le doute et la nécessité de tenir, la fatigue et le besoin de récupérer l’énergie lâchée en cours de journée, le corps qui flanche le soir venu mais que l’on confie à la nuit pour réparation.

« finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre »

Le repli sur soi est éphémère et salutaire. Il aide à recouvrer de l’allant et à se remettre d’aplomb en employant au mieux les outils qu’il a à sa disposition : une force intérieure très sollicitée, une tension vive, une réflexion bien pesée et des mots qu’il faut manier avec justesse, sans les dévoyer, en les respectant, en allant les chercher dans nul autre vocabulaire que celui qui nous est donné à entendre tous les jours, au travail, dans la rue, en famille, au bar ou ailleurs. La simplicité et la modestie dont fait preuve Emaz sont très réconfortantes. Il s’adresse à tous en puisant, à sa manière, dans les évidences et les subtilités de ce qu’il nomme « la langue utile ».

« qu’espérer d’autre
le calme plat des choses
les platanes lents ou la table de jardin
et jusqu’au ciel bleu fixe
le familier
résiste étrange
comme chaque règne dans son ordre
étanche »

Les mots, il les sait vivants, retors et pas forcément disposés à lui venir en aide sans qu’il aille, au préalable, au devant d’eux pour leur demander ce qu’il souhaite, exactement, pour concrétiser par la pensée et le texte telle ou telle émotion. « Peu de mots vont jusqu’à la fin ». Il faut faire avec. Connaître ces limites et tenter de les dépasser en y mettant du corps, de l’air, du silence.

« sans cesse
des mots couvrent
d’autres mots
très peu restent
comme des îles »

Emaz avance en travaillant sa langue de façon à transformer ce qui semble précaire en atout majeur. Il accorde sa confiance aux mots. Chacun trouve sa place, dans un contexte voulu, dans son sens premier, accolé, ou coupé des autres, pour que batte un tremblement de vie qui doit mener de l’aube au soir, en équilibre sur un arc invisible où il marche en refoulant ses peurs et en parvenant à destination.

« on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre un jour »

Le jour fini, le désir de calme se réalise souvent via le jardin. Il suffit d’un rien, d’une branche que le vent agite, d’une trouée, d’un oiseau agité, pour qu’il s’adonne à ce besoin d’air qu’il appelle fréquemment. Il s’offre une autre respiration, plus apaisée, plus ample.

« dans le battement
on se laisse porter
dériver dans l’air ouvert
le corps s’allège
avance lentement
dans le silence
et viennent quelques visages
longtemps perdus
aimés
sans parler »

On retrouve également ce mieux être quand l’espace s’ouvre et que, face à la mer, il pousse son corps au vent en éprouvant pleinement une fatigue physique assez enivrante.
« Longue plage presque grise, et le vent debout. Aller nulle part, mais contre cette force nouée, serrée. On voit à peine la mer, les yeux se brouillent, on continue de marcher, contre. »
La somme contenue dans ce volume de 330 pages nous aide à suivre le poète Emaz dans un long parcours d’homme, certes en proie au dur à vivre mais néanmoins décidé à rester éveillé, aux aguets, prêt à se nourrir de ces instants fragiles qui viennent, à l’improviste, glisser de la douceur là où on ne l’espérait pas. Il ne se laisse jamais happer. Il fait face à force de rigueur, d’acuité et de ressenti maîtrisé.

Antoine Emaz : Sauf, éditions Tarabuste.