mardi 18 mars 2014

Retour à Liscorno

Les jours où la pluie et le vent donnaient de la voix, surtout en milieu de matinée, quand je vivais en banlieue,  logeant au cinquième étage, dans un immeuble bâti au milieu de la plaine, je ne pouvais me défaire de la nostalgie. Celle-ci jouait des coudes dans ma mémoire. Elle tirait sur un fil invisible. Qui avait ses racines au cerveau. Je retrouvais mes points de repère au hameau en un éclair et remettais mentalement mes pas dans les empreintes laissées sur place par les semelles des vieilles godasses que j'avais balancées à la poubelle avant de partir. Je me revoyais allumer l'ampoule soixante watts qui pendait au bout d'une douille cassée et d'un fil dénudé et prétexter une visite aux saumons pour sortir et me rendre à la rivière. Je prenais soin d'éviter le moulin, pour ne pas rencontrer le meunier à la voix coupée, et passais sur l'autre berge avant d'escalader le versant abrupt qui me permettait d'avoir une vue imprenable sur la maison familiale. Je la repérais facilement, et ce grâce à la lumière blanche qui vacillait derrière les arbres. J'avais l'impression d'être présents aux deux endroits en même temps, avec en chant continu, se répercutant dans les creux, le roulement de l'eau sur les pierres. Je percevais tous les bruits. À la fois le froissement poussiéreux produit par les ailes d'une chouette-effraie qui s'envolait, le déplacement ventre à terre d'un renard qui se faufilait entre les feuilles mortes et le couinement presque animal de deux branches qui ne cessaient de frotter leurs écorces blessées l'une contre l'autre.

Un soir, je fus surpris de voir, à une vingtaine de mètres, l'espace d'une seconde, un ciré noir et luisant briller sous la lune. Je reconnus, à sa démarche déhanchée, le cultivateur Ropert qui se dirigeait vers la rivière. Il clopinait de flaque en flaque et s'arrêta près d'un trou où il se mit à relever ses lignes de fond. Les truites étincelaient entre ses mains. Il insérait à chaque fois son index et son majeur droits entre leurs ouïes pour leur casser la colonne vertébrale d'un coup sec avant de les déposer dans la musette verte qu'il tenait à l'épaule. Il reproduisit le même geste à trois reprises et s'en alla, disparaissant entre les joncs pour se diriger sans doute vers d'autres lignes.

Je restais immobile, à l'affût du moindre signe de vie. J'avais une vue plongeante sur les toits bleus, les tôles ondulées, le clocher de la chapelle et la brume qui commençait à napper l'horizon. Debout sur les hauteurs, je ne pouvais m'empêcher de penser au monde secret et habité du poète Reverdy, ce familier des lucarnes, des soupentes et des ardoises disjointes. Certains lyriques le disaient capable d'isoler la lune dans un seau d'eau et de récupérer des étoiles dans le courant des rigoles. Je lisais et relisais (pris, ferré, mordu) Plupart du temps depuis des semaines et cela me suffisait. Je pouvais, grâce à lui, imaginer une ville qui m'était encore inconnue, toucher de près des trottoirs humides, le reflet des lampadaires sur les pavés, des silhouettes floues en mouvement derrière les rideaux des appartements et les hommes solitaires s'en allant, tête basse, dans des impasses. 

Fébrile, debout en bordure d'un champ fraîchement ensemencé au milieu duquel se dressaient quelques épouvantails colorés, hésitant à gratter une allumette de peur d'être repéré par le braconnier, je laissais mes pensées s'enrouler autour de la présence énigmatique (lointaine, improbable) d'un ténébreux qui avait depuis longtemps quitté les coteaux ensoleillés de ses montagnes noires pour ne plus y revenir. Sa solitude s'effritait entre les doigts d'un vent humide avant de s'éclairer aux reflets des becs de gaz, dans des rues sombres et parisiennes datant de plus d'un demi-siècle, le long de hautes palissades où des fantômes en lambeaux le précédaient, lui ouvrant les marches bringuebalantes d'un escalier étroit qui craquait et serpentait pour porter cet inquiet en tenue sombre jusqu'à sa table de travail.

« Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans la rue des gens qui passent. »

Traîner dans les bois pour repérer, via un trait de lumière figé dans la pénombre, la mansarde au loin, puis commencer à dessiner son image en moi, pointant quelques détails de mon intérieur austère – des livres de poche, des poèmes photocopiés, une table de chevet, des toiles d'araignées, deux, trois carnets ouverts et un réveil – c'était déjà, je m'en doutais bien, me préparer à la quitter et à caser au plus vite son intimité protectrice dans un coin de ma mémoire, pour pouvoir la transporter, plus tard, partout où j'irais.

(Petit additif inédit à Liscorno, éditions Apogée)


dimanche 9 mars 2014

Ne pas oublier Yves Martin

" Poètes, vous avez tort de ne pas déguster, une nuit de noël, les petits bars,
Le patron en marcassin, la patronne cinglante dans ses ferrailles,
Les cancres fiers de lambiner dans leurs liquettes,
Les passeurs furieux de ne pas rencontrer de courant."

                               Yves Martin, Le Marcheur (1972)


Il descend la rue Caulaincourt. Porte la veste de chasse (munie de nombreuses poches) qu'il arborait déjà, il y a quelques mois, place Saint Sulpice. Sa bonhomie fait plaisir à voir. Ses rouflaquettes collent bien à son visage de Pierrot Gourmand. Le repérant par hasard, ce soir-là, venant en face, sur le trottoir opposé, je n'ose pourtant pas l'accoster. Peur de le déranger. Et que lui dire ? J'ai beau le lire régulièrement, lui avoir écrit et demandé des poèmes que j'ai ensuite publiés, rien à faire, je reste à nouveau au bord de la rencontre.

J'essaie par contre de poursuivre le lien via les livres. Cela n'est pas simple. Il faut s'imprégner d'une langue inimitable et déambuler longuement, de texte en texte. Faire un détour en Bourgogne pour retrouver ces lieux de la Côte d'Or qu'il évoque dans Le Partisan, son premier recueil (roman-poème) publié en 1964, où l'on découvre la présence réconfortante de son grand-père, chez qui il passait ses vacances. Il faut également retourner à Villeurbanne, là où il est né (en 1936), bifurquer sur Lyon, retrouver la Saône, le Rhône (repérer l'ombre du flâneur sur les berges) et filer en suivant des routes buissonnières en direction de Paris, qui reste sa ville capitale. Il l'arpente de long en large. La saisit dans un livre, Le Marcheur, en détectant, le regard constamment à l'affût, ce que la plupart des passants ne soupçonnent pas. Il brosse les portraits rapides de ceux qui, comme lui, errent en solitaire dans les rues. Il se glisse dans les soupentes, prend la lumière d'un troquet pleine face, capte les yeux lumineux d'un buveur, salue le fantôme du laitier ou du charbonnier, entre dans un cinéma presque vide, en ressort à la tombée de la nuit, active le pas, remplit son cabas et s'en retourne en cassant le petit bois d'un poème à venir dans sa tête.

" Jamais il n'a fait aussi beau.
Mouches pompons. Métros loukoums.
Un chien de ma chienne prend une cuite
dans une rue noiraude fêlée comme un cul."

Parfois il va se poster près des anciens coteaux de Montmartre. Il regarde le passe-muraille et la jument verte passer bras dessus, bras dessous. Plus loin un chauffeur pour dames astique le capot d'une mythique Rosengard. Il note ce fragment de vie minuscule et poursuit sa balade. Se coltine au moins cent marches par jour. Ce sont de rudes grimpettes. Avec à la clé de foutues pointes de côté, qui ne disparaissent qu'à la troisième pinte de bière, à condition de savoir l'écluser calmement, au sec, dans un bistrot aux murs tapissés (par exemple) de photos extraites de vieux numéros de Cinémonde.

« On me retrouvera un jour mort sur le rivage
Fragile comme mon ami le sorcier.
L'oiseau moqueur prononcera le palabre traditionnel.

En attendant, il habite (habitait, jusqu'à sa mort en 1999) rue Marcadet. Il niche dans un appartement avec ses chats, ses livres, ses revues. Des vestes amples sont accrochées derrière la porte. Il y a des calepins éparpillés sur la table. Avec dedans des vers coupants qu'il met en scène chaque jour, leur demandant de cingler le quotidien avec force en n'oubliant pas de lui rendre ce caractère mystérieux caché sous l'infiniment banal. Les soirs de tempête intérieure, il les incite, tous ces mots, ces morceaux, ces strophes, ces poèmes en mouvement, à prendre la mer de biais pour tanguer et chalouper en se laissant porter par la force motrice des courants marins qui font gîter son corps en le propulsant, en un éclair, du côté d'Anvers ou de Rotterdam.
« Tout est maritime chez moi », dit-il. Le lire, c'est effectivement se frotter au toboggan des vagues. Aux embruns, aux coups de vent. Apercevoir des paquets d'écume à hauteur des gratte-ciels. Suivre le vol planant des mouettes. La dérive des macareux. Et l'impeccable plongeon du fou de Bassan.

" À chaque fois, Anvers devenait de plus en plus invisible.
Les marins s'emmitouflaient de limonaires.
La brume malicieusement levait le coude. "

Le lire c'est aussi retrouver, discrètement distillés entre les pages, quelques uns des éléments de sa biographie. De son escapade par dessus les murs, chez les Jésuites lyonnais (où il fut mis en pension) jusqu'à l'air vivifiant du Plateau d'Assy (où, malade, il séjourna un temps) en passant par ses fréquentations assidues des salles de cinéma. Il garde en permanence un œil sur ses parents. Les rappelle à son souvenir. Leur parle de sa solitude. Leur demande de ne pas s'inquiéter. Pour lui, tout va. La désespérance aiguise son couteau sur le comptoir du boucher d'à côté. S'il regarde la lame, il voit son visage dedans.  Tout à l'heure il va sortir prendre l'air des rues. Voir si le sous-sol du cimetière de Passy ouvre sur une bouche de métro. Si oui, il va s'y engouffrer, jouer des coudes, fermer les yeux dans la rame, sentir un parfum de femme, songer à du lilas tardif, ou au "muguet des premiers contacts", sortir à proximité de la gare du nord et s'asseoir, peinard, sur un tabouret de bar pour corriger quelques notes anciennes, écrites à propos de Barfly, ce film qu'il a déjà vu tant de fois, et qu'il se repasse les nuits où l'insomnie revient, comme au bon vieux temps, ceinturer ses rêves.

" Je ne me vois pas sans écrire. Au moins un poème de temps à autre. Sinon je serais un homme mort. C'est mon utilité publique, je n'en vois pas d'autre. N'ayant pas d'ambition sociale, au sens habituel du terme, c'est ma seule raison d'exister. " (entretien avec Gilles Pudlowski, dans Je rêverai encore, éditions Le Tout sur le Tout)


Yves Martin (1936-1999) est l'auteur d'une œuvre poétique importante. La plupart de ses recueils ont été publiés chez Chambelland puis à La Bartavelle. Le Partisan (1964) et Le Marcheur (1972) ont été réédités en un même volume, en poche, aux éditions de La Table ronde. On retrouve chez le même éditeur Manège des mélancolies (poésies inédites 1960-1990). La mort est méconnaissable a été réédité par Le Castor Astral. Également disponibles : Retour contre soi (Le Dilettante), Il faut savoir me remettre à ma place, récit (Le Cherche-midi), Mes prisonnières, roman (Zulma), Les rois ambulants (promenade dans les anciens cinémas x de la capitale, Zulma).


samedi 1 mars 2014

Pour chorus seul

En choisissant de s’approcher au plus près des œuvres et parcours respectifs de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, deux des poètes les plus marquants de l’immédiate après-seconde guerre mondiale, Patrice Beray retrace non seulement l’itinéraire particulier de chacun de ces auteurs mais aussi les lignes de force de deux aventures qui bousculent bien des codes établis. Les évoquer dans un même ouvrage est une initiative très pertinente. L’un et l’autre (tout comme Stanislas Rodanski qui apparaît également dans ce livre) n’ont en effet jamais publié avant guerre. Ils sont, de plus, souvent oubliés par la critique et sujets à de fréquentes éclipses éditoriales. Si le surréalisme (ou plutôt “l’esprit surréaliste”, non assujetti à un modèle) est présent chez eux dès leurs premiers textes, ce sont avant tout des solitaires, des irréguliers, des créateurs discrets qui désertent volontiers. Ne désirant pas s’attacher à un territoire, ils préfèrent se rendre aux frontières (de la langue et de l’imaginaire) pour les franchir en dissimulant leur ombre, si besoin, dans l’encoignure de quelques portes.

« Pour l’essentiel, c’est donc en eux, fût-ce séparément, que ces poètes doivent éprouver “ce caractère d’existence de la liberté” que Georges Bataille reconnaît (en juillet 1946) au mouvement surréaliste dans son ensemble. »

Patrice Beray revient, dans la première partie de son essai, sur la trajectoire fulgurante de Jean-Pierre Duprey. Celui-ci, né en 1930, a publié son premier livre, Derrière son double, (avec une lettre-préface d’André Breton) en 1950 au Soleil Noir. Il s’est ensuite consacré à son œuvre de sculpteur et de peintre pour ne revenir à la poésie que quelques années plus tard, n’achevant son dernier manuscrit, qu’il titre de façon prémonitoire La Fin et la manière, que quelques jours avant de se pendre, le 2 octobre 1959, dans son atelier de l’avenue du Maine.

« De tous les jeunes poètes qui se déclarent dans l’immédiat après-guerre, il n’est parvenu sans doute message plus désespérant, et retentissant, que celui du suicide en 1959 de Jean-Pierre Duprey, pas seulement pour ceux qui gravitaient dans l’orbe du surréalisme mais tous ceux qui en cherchaient les issues. »

Cela n’en fait pas pour autant un poète maudit. Et pas plus un poète sans œuvre. Son passage-éclair est d’une rare densité. Patrice Beray le note avec justesse, en pointant les poèmes, leur force, leur capacité à s’adapter au présent, et à le dépasser. Lire aujourd’hui un auteur de cette envergure (disponible en Poésie Gallimard) reste très revigorant.

Il en va de même pour Claude Tarnaud, tout aussi discret, familier du silence et également marqué par la présence de ses doubles, réels ou inventés. Il travaille à distance, d’abord à Genève, puis longuement à Mogadiscio et enfin à New York pour recueillir nombre d’intersignes, de coïncidences et de concordances afin de jeter les bases d’un récit à plusieurs. Ce sera L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, son grand livre, qui vient d’être réédité par Les Hauts-Fonds.

Patrice Beray s’attache d’abord aux textes et à leur genèse. Il les replace ensuite dans l’époque qui les as vus naître, éclaire certaines zones plus sombres (les solitudes, les doutes, des amitiés qui se délitent) et montre enfin combien ces poètes s’avèrent éminemment actuels.


 Patrice Beray : Pour Chorus seul, Les Hauts-Fonds.
Journaliste à Médiapart, Patrice Beray anime également, sur le site d’informations en ligne, un blog que l’on peut retrouver ici.

vendredi 21 février 2014

Orgasme à Moscou

1972. Interrogatoire serré dans le bureau de Nino Pepperoni, le patron de la mafia new-yorkaise. Il veut savoir qui a pu mettre enceinte sa fille Anna Maria qui vient de rentrer d’un long voyage journalistique à Moscou. Pour lui, pas de doute, ce ne peut être que le "camarade" Brejnev ou, à défaut, Kossyguine puisque c’était pour les interviewer tous les deux qu’elle s’était envolée pour l’U.R.S.S. Détails à l’appui, il apprend bientôt que le futur père n’est ni l’un ni l’autre mais tout simplement Sergueï Mandelbaum, dissident juif fauché qui a jadis travaillé dans l’armement et qui n’a, pour cette raison, plus le droit de quitter le pays. Anna Maria ajoute que cet homme a fait d’elle une femme en lui procurant son premier orgasme. « Orgasme ? Kezako ? » Pepperoni découvre le mot en même temps que sa signification. Il en informe sa femme qui, elle non plus, n’en a jamais entendu parler.

« Pour un authentique Sicilien tel que Nino Pepperoni, un homme très à cheval sur la morale, il y a deux moyens de régler son compte au séducteur de sa fille : le buter ou lui faire épouser Anna Maria. »

C’est la seconde solution qui est adoptée lors du conseil de famille qui s’en suit. Pour cela, pour que Mandelbaum traverse sans problèmes le rideau de fer , le chef de la mafia, aidé de son fidèle avocat et conseiller Archibald Seymour Slivovitz vont se payer les services du passeur le plus célèbre de la planète, un nommé Sepp Karl Lopp, citoyen autrichien vivant à Mexico. Problème : celui-ci aime les hommes et serait, dit-on, adepte du dépeçage sexuel. Ce dernier point inquiète tout particulièrement Nino Pepperoni.

« Interpol recherche Lopp, dit Mr. Slivovitz. Mais Interpol est une organisation peu compréhensive envers les petites faiblesses humaines. Lopp n’est pas un mauvais bougre. Il est juste malade. Et on peut le guérir. »

Le traitement le plus rapide reste la castration pure et simple. C’est ce qui est décidé. L’illustre passeur ne devra jamais connaître le nom des commanditaires du guet-apens dans lequel il va tomber. L’opération sera pratiquée dans les règles de l’art par le docteur Benito Russolini, un ami de la famille. Une fois « guéri », Lopp pourra gagner Moscou l’esprit libre et mener à bien sa mission. C’est tout au moins ce qu’espèrent Pepperoni et Slivovitz.

L’affaire Mandelbaum est lancée. Un chauffeur en Cadillac jaune attend déjà S.K. Lopp à l’aéroport J.F.K.
Edgar Hilsenrath surveille tout cela de près. Ses yeux rieurs pétillent. Il mène tout ce beau monde là où il le souhaite. Avec malice et irrévérence. Il faut dire que l’auteur de Fuck America est ici en très grande forme. Il prend plaisir à s’amuser. Il détourne à sa façon le traditionnel roman d’espionnage. La verve, l’hilarité, la tension burlesque qui l’animent lui sont d’un précieux secours.
Il lui a fallu six jours, pas plus, pour concocter cette histoire ponctuée de rebondissements en séries. L’envers du décor (de la guerre froide, du rêve américain et de la mafia pimpante) lui sert de moteur. Il y ajoute une folie contagieuse. Y glisse des portraits plus vrais que nature. Ses personnages font des allers-retours mouvementés de l’Est à l’Ouest (et inversement) avec escales en Israël ou à Rome en en apprenant toujours un peu plus sur l’état fébrile du monde.

Hilsenrath revisite les années 70 à toute allure. Le grand théâtre loufoque qu’il met en forme et en scène (à coups de dialogues enflammés) est imparable et diablement réjouissant.


 Edgar Hilsenrath : Orgasme à Moscou, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et par Sacha Zlberfarb, illustré par Hennig Wagenberg, éditions Attila.

vendredi 14 février 2014

Ils marchent le regard fier

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 Marc Villemain : Ils marchent le regard fier, éditions du Sonneur.