Les
jours où la pluie et le vent donnaient de la voix, surtout en milieu
de matinée, quand je vivais en banlieue, logeant au cinquième étage, dans un immeuble bâti au milieu de la plaine, je ne pouvais me défaire
de la nostalgie. Celle-ci jouait des coudes dans ma mémoire. Elle
tirait sur un fil invisible. Qui avait ses racines au cerveau. Je
retrouvais mes points de repère au hameau en un éclair et remettais
mentalement mes pas dans les empreintes laissées sur place par les
semelles des vieilles godasses que j'avais balancées à la poubelle
avant de partir.
Je me revoyais allumer l'ampoule soixante watts qui pendait au bout
d'une douille cassée et d'un fil dénudé et prétexter une visite
aux saumons pour sortir et me rendre à la rivière. Je prenais soin
d'éviter le moulin, pour ne pas rencontrer le meunier à la voix coupée, et
passais sur l'autre berge avant d'escalader le versant abrupt qui me
permettait d'avoir une vue imprenable sur la maison familiale. Je la
repérais facilement, et ce grâce à la lumière blanche qui
vacillait derrière les arbres. J'avais l'impression d'être
présents aux deux endroits en même temps, avec en chant continu, se
répercutant dans les creux, le roulement de l'eau sur les pierres.
Je percevais tous les bruits. À la fois le froissement poussiéreux
produit par les ailes d'une chouette-effraie qui s'envolait, le
déplacement ventre à terre d'un renard qui se faufilait entre les
feuilles mortes et le couinement presque animal de deux branches qui
ne cessaient de frotter leurs écorces blessées l'une contre
l'autre.
Un soir, je fus surpris de voir, à une vingtaine de mètres,
l'espace d'une seconde, un ciré noir et luisant briller sous la
lune. Je reconnus, à sa démarche déhanchée, le cultivateur Ropert
qui se dirigeait vers la rivière. Il clopinait de flaque en flaque
et s'arrêta près d'un trou où il se mit à relever ses lignes de
fond. Les truites étincelaient entre ses mains. Il insérait à
chaque fois son index et son majeur droits entre leurs ouïes pour
leur casser la colonne vertébrale d'un coup sec avant de les déposer
dans la musette verte qu'il tenait à l'épaule. Il reproduisit le
même geste à trois reprises et s'en alla, disparaissant entre les
joncs pour se diriger sans doute vers d'autres lignes.
Je restais immobile, à l'affût du moindre signe de vie. J'avais une
vue plongeante sur les toits bleus, les tôles ondulées, le clocher
de la chapelle et la brume qui commençait à napper l'horizon.
Debout sur les hauteurs, je ne pouvais m'empêcher de penser au monde
secret et habité du poète Reverdy, ce familier des lucarnes, des
soupentes et des ardoises disjointes. Certains lyriques le disaient
capable d'isoler la lune dans un seau d'eau et de récupérer des
étoiles dans le courant des rigoles. Je lisais et relisais (pris,
ferré, mordu) Plupart du
temps depuis des semaines et cela me suffisait. Je
pouvais, grâce à lui, imaginer une ville qui m'était encore
inconnue, toucher de près des trottoirs humides, le reflet des
lampadaires sur les pavés, des silhouettes floues en mouvement
derrière les rideaux des appartements et les hommes solitaires s'en
allant, tête basse, dans des impasses.
Fébrile, debout en bordure d'un champ fraîchement ensemencé au
milieu duquel se dressaient quelques épouvantails colorés, hésitant
à gratter une allumette de peur d'être repéré par le braconnier,
je laissais mes pensées s'enrouler autour de la présence
énigmatique (lointaine, improbable) d'un ténébreux qui avait
depuis longtemps quitté les coteaux ensoleillés de ses montagnes
noires pour ne plus y revenir. Sa solitude s'effritait entre les
doigts d'un vent humide avant de s'éclairer aux reflets des becs
de gaz, dans des rues sombres et parisiennes datant de plus d'un
demi-siècle, le long de hautes palissades où des fantômes en
lambeaux le précédaient, lui ouvrant les marches bringuebalantes
d'un escalier étroit qui craquait et serpentait pour porter cet
inquiet en tenue sombre jusqu'à sa table de travail.
« Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu
commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans
la rue des gens qui passent. »
Traîner dans les bois pour repérer, via un trait de lumière figé
dans la pénombre, la mansarde au loin, puis commencer à dessiner
son image en moi, pointant quelques détails de mon intérieur
austère – des livres de poche, des poèmes photocopiés, une
table de chevet, des toiles d'araignées, deux, trois carnets ouverts
et un réveil – c'était déjà, je m'en doutais bien, me
préparer à la quitter et à caser au plus vite son intimité
protectrice dans un coin de ma mémoire, pour pouvoir la
transporter, plus tard, partout où j'irais.
(Petit additif inédit à Liscorno, éditions Apogée)
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