mardi 16 novembre 2021

Le tabac est ouvert

Les tercets taillés au cordeau d’Olivier Hobé se situent quelque part entre le haïku et l’aphorisme. Ils naissent à l’improviste, se montrent tour à tour tendres, absurdes et ironiques et c’est leur diversité – en plus de leur pertinence – qui donne élan et légèreté à cet ensemble où la poésie a la part belle, même si l’auteur la fait volontiers descendre – de même que les poètes – d’un piédestal sur lequel elle n’a aucune raison de se percher.

« Pour pondre un poème
il faut être
une poule. »

Il flâne, prend l’air des rues de Quimper, respire amplement, donne des vitamines à ses pensées et agite ces mots qu’il apprécie tant et avec lesquels il aime jouer en s’appropriant un peu de leur pouvoir subversif. Il convoque de grands animaux (lions, crocodiles et rhinocéros), croise Hugo Chavez en sortant d’un bar (« matin midi et soir / viva la libertad dit-il »), se demande ce que fait la voix de Britney Spears à Cuba (« A Guantanano Britney Spears / poussée à 120 décibels torture / les gardiens eux-mêmes déchantent »), s’étonne du perroquet de Flaubert, apprend à la radio que l’on vend maintenant « des Rafales de vent », s’interroge sur le mode d’emploi de la vie, se sent parfois désabusé, continue néanmoins à égrener ses textes brefs.

« Je suis l’acteur
d’une mise en scène
qui n’aura pas lieu . »

« Le tourneur de pizzas
est noir
sa Carla est succulente. »

« Un lion en cage
a plus d’un tour
dans son sac. »

« Plus on galope dans l’âge
plus les ânes courent
dans les rues. »

« Je me détache de moi-même
et ne m’attarde pas
plus longtemps. »

Olivier Hobé met à profit cet art du raccourci qu’il maîtrise parfaitement en lançant ses tercets sur la page comme il le ferait, en bordure d’océan, de galets lisses capables de se coiffer d’écume en ricochant d’une vague à l’autre.

 Olivier Hobé : Le tabac est ouvert suivi de Je n’ai pas fermé l’œil de ta nuit, éditions Pierre Mainard.

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lundi 8 novembre 2021

Juste après la pluie

"Une taupe n'a jamais vu d'étoiles", Thomas Vinau

Juste après la pluie ressort en édition de poche dans la collection Points Poésie, dirigée par Alain Mabanckou. 

Pas question de changer quoique ce soit à la note de lecture que j'avais consacrée à cet ensemble lors de sa publication initiale en 2014 (Alma, éditeur) et que je republie ci-dessous pour souligner, une fois de plus, combien ces poèmes ont le don de nous revigorer.

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

Thomas Vinau : Juste après la pluie, Points Poésie.

jeudi 28 octobre 2021

Jusqu'où la ville

Lyon, ville où elle ne voulait pas habiter, est peu à peu devenu le lieu de résidence de Fabienne Swiatly. Elle a vécu un temps dans un appartement situé sur les pentes de la Croix-Rousse avant de s’installer, pendant un quart de siècle, sur une péniche amarrée sur les quais du Rhône. Elle l’a quittée pour vivre non plus sur l’eau mais à proximité, au bord de la Saône.

Elle marche dans la ville depuis longtemps tout en la redécouvrant constamment. Elle la voit bouger, changer et s’adapter, pour le meilleur ou pour le pire, et note, à chaque promenade, ce qui attire son attention. Ce sont les fragments de ses récentes déambulations qu’elle assemble dans ce livre fait de courtes proses, débutant toutes par le terme « jusque ». Chaque texte, ancré dans un décor précis, est ramassé avec en son centre des personnages en mouvement qui ne sont autres que les habitants des lieux, certains d’entre eux, les plus précaires, n’étant manifestement pas les bienvenus.

« L’on voudrait de l’international mais pas celui du tiers-monde ou des sans-papiers ».

Le regard de Fabienne Swiatly se pose souvent sur des êtres que beaucoup font semblant de ne pas voir, tels ces hommes « courbés sur leur vélo, sacs à dos chargés de victuailles », devenus porteurs de repas à domicile qui en croisent d’autres en quête d’un banc où s’allonger, un lit de fortune non séparé en deux par une barre ou, un peu plus loin, d’autres encore, glaneurs, glaneuses qui, en fin de marché, récupèrent fruits et légumes destinés au camion-benne.

« Jusque sur le parvis de la cathédrale où la lumière se libère enfin des rues étroites. Les voitures cherchent à se faire une place sur l’esplanade malgré l’interdit. Au pied de l’immense porche, des jeunes aux chiens sans laisse boivent à même la bouteille d’alcool acheté dans un hard discount. Ils rejouent la scène ancestrale des misérables attendant la générosité des fidèles attirés par la croix. »

Elle n’écrit pas pour décrire le paysage mais pour détecter ce qui bouge dedans, ce qu’il dissimule parfois, ce qu’il subit aussi quand des architectes peu inspirés le balafrent dans les grandes largeurs. La ville qu’elle donne à voir est celle d’aujourd’hui, celle de l’air enfumé, des cubes de béton qui s’empilent, des valises à roulettes qui cliquettent sur les trottoirs, des hélicoptères survolant les manifs, des joggeurs contrôlant leur rythme cardiaque, des agents de sécurité en alerte, des visages cachés sous les capuches, des caméras qui observent, des trottinettes qui filent à toute allure avec à bord un passager droit comme un i porté par l’électricité ambiante. Autant de cartes postales toniques et singulières qui montrent comment le cœur d’une ville ne peut battre sans la présence, l’apport, les vibrations de tous ses habitants, aussi différents soient-ils.

 Fabienne Swiatly : Jusqu'où la ville, éditions le clos jouve.

samedi 16 octobre 2021

Quelque chose de ce qui se passe

C’est en partant d’une citation de Berthe Morisot : "mon ambition se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe", que François de Cornière a choisi le titre de ce recueil qui rassemble des poèmes écrits en 2018 et 2019. Comme elle, il sait qu’à défaut de pouvoir s’emparer des innombrables moments qui défilent au quotidien, il faut se contenter de n’en garder que quelques uns, tous porteurs d’une sensation, d’une impression, d’une émotion.

« J’avais lu ces lignes dans l’exposition
nous y étions allés ensemble
cette belle matinée d’août.

Et voilà qu’aujourd’hui
deux mois plus tard
je cherche à rendre
ce qui s’était passé pour moi ce jour-là. »

Il laisse sa mémoire travailler. Consulte, entretemps, les notes brèves qu’il a jetées sur son carnet, ou celles qui attendent dans "sa boîte à questions positives", ou encore celles qui mijotent dans l’un de ces "petits sacs d’émotions" qu’il garde en réserve. C’est de ces éléments épars que peut naître le poème. L’essentiel est donc de ne pas les laisser filer. Observant ce qui se passe alentour, et qui parfois se répercute en lui, il demeure aux aguets, "en état de poésie" comme le disait son ami Georges Haldas dont il va d’ailleurs visiter la tombe au cimetière des Rois à Genève (où reposent aussi Borgès et Alice Rivaz).

« Georges Haldas 1917-2010 écrivain » :
Une pierre dressée
pas de dalle pas de fleurs
aucune limite sur l’herbe
mais un chat juste posé sur la stèle
un chat noir un peu maigre un peu long
comme ceux qu’on voit partout en Grèce »

Ces voyages entre passé et présent, qui lui permettent de revoir des poètes qui l’ont jadis accompagné (Gaston Miron, Guillevic, Luc Bérimont, Georges Mounin) et de refaire un bout de route avec eux ont à voir avec la relativité du temps (que l’ont peut remonter), celui d’une vie jalonnée de rencontres, sans pour autant glisser vers la nostalgie. François de Cornière regarde, il est à l’écoute (y compris de sa mémoire, de ses pensées) et en attente d’un déclic. Tout l’intéresse : une phrase entendue, une silhouette au bord de l’océan, une réflexion, une émission de radio, la voix d’un chanteur, d’une chanteuse, une lecture prenante, "des bouts d’idée dans le paysage" ou d’autres disséminés sur le bitume d’une autoroute... Sa poésie, simple, faite de séquences brèves, apaisées, tristes, gaies, anodines, graves ou légères, jaillit de ces moments qu’il réactive. On y retrouve cette capacité d’étonnement qui procure à ses textes une indéniable fraîcheur.

« Pourquoi dans les mots simples
d’une parole entendue dans la rue
des petits cadenas demandent
qu’on les ouvre.

Ils vous donnent une clé
ils vous disent :
à vous de vous en servir
il faut aller plus loin
au fond des mots
au fond de vous
aller plus loin. »

Les chemins qu’il emprunte dans son livre lui sont familiers. Ils sont tracés en bordure d’océan, là où il vit, où il nage, où il pêche, où il attrape aussi – avec des leurres qu’il fabrique lui-même – des poèmes qui, façonnés à sa main, deviennent des instantanés de vie à découvrir, tels des carnets de bord tenus par un homme qui donne de ses nouvelles en parlant souvent des autres.

François de Cornière : Quelque chose de ce qui se passe, Le Castor Astral.

 Du même auteur, vient de paraître, réédité en poche chez le même éditeur, l’épatant et captivant  Boulevard de l'océan, suite de chroniques estivales écrites « lors de deux mois de juillet, à la fin des années 1980 », publiées d’abord par fragments dans la NRF (du temps de Jacques Réda) puis chez Seghers en 1990 et au Castor Astral en 2006. Préface de Yves Leclair, postface de François Bott et dessins de Valérie Linder.

 

lundi 4 octobre 2021

Ultramarins

C’est à bord d’un cargo qui fait route vers les Antilles que nous invite à prendre place Mariette Navarro, dramaturge, autrice notamment de Alors Carcasse (éditions Cheyne 2011, prix Robert Walser, 2012) qui publie ici son premier roman. L’équipage est composé de vingt marins, chacun assurant une fonction bien précise, sous l’œil vigilant de la commandante.

« Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire, avec de nouvelles équipes régulièrement et plusieurs mois à terre entre deux convoyages, cette autre vie qu’elle oublie, à peine montée sur le bateau, à peine son sac posé dans sa cabine. »

Elle connaît le trajet par cœur. Il est plutôt facile mais requiert néanmoins une attention constante. Le porte-conteneurs est un mastodonte qui mord les vagues avec appétit et qui en redemande en permanence. Il a son allure de croisière. N’aime pas qu’on l’interrompe. Et c’est pourtant ce qui va se produire, un matin où tous décident de s’octroyer un break, juste quelques minutes, un arrêt momentané des moteurs le temps de mettre à l’eau un canot, de s’installer dedans puis de se déshabiller totalement pour s’offrir, avec l’accord de la commandante, un bain collectif en plein océan Atlantique.

« C’est la première fois qu’elle est seule à bord. Ce constat l’électrise, et avec lui apparaît la vision claire de nouvelles possibilités. Rapidement, elle calcule le temps qu’il leur faudra pour regagner le canot, puis ramer à travers les vagues jusqu’à l’échelle qu’elle leur tendra. »

L’interlude dure peu mais ce coup de canif dans le contrat initial déclenche une série de désagréments qui lui fait penser (le second et le timonier partagent le même avis), qu’il faudra, d’une façon ou d’une autre, payer pour ce moment d’égarement. Il y a des faits irréfutables. C’est d’abord un mur de brume qui se dresse devant eux, une masse opaque jamais vue en cet endroit et qu’il va falloir fendre en espérant que les radars ne se dérégleront pas. C’est ensuite, plus surprenant, le nombre de passagers qui semble avoir bouger lors de la baignade. Étant vingt lors de l’embarquement, voilà qu’ils sont désormais vingt-et-un. On dirait qu’il y a un intrus, un passager clandestin ou un fantôme à bord. Le cargo paraît, de plus, d’assez mauvaise humeur tant il peine, patine, avance au ralenti depuis le redémarrage des machines.

« Ils suent de ne pas savoir pourquoi les chiffres sur les cadrans diminuent en permanence, ils savent qu’à ce rythme dans quelques heures ils retrouveront le silence des moteurs, le vertige de leur petitesse au milieu de l’océan. Avec pour seul horizon ce banc de brume. Et ils ne le veulent pas. »

La suite, envoûtante, se lit d’une traite. On y découvre la personnalité de la commandante, l’ombre de son père qui exerçait le même métier – et qui a peut-être des liens avec l’inconnu du bord – , l’atmosphère étrange des vies qui cohabitent dans ce huis-clos marin, loin des leurs, quelques semaines durant et la subtilité d’un champ magnétique océanique qui peut, à tout moment, bousculer les certitudes des uns et des autres et jouer sur le mécanisme d’un bateau qui a pour mission de tracer sa route au-dessus des abysses.

Ce texte, Mariette Navarro l’a longuement porté en elle. Il est né d’une résidence en cargo effectuée à l’été 2012.

« J’ai essayé, dans les années qui ont suivi, de refaire ce voyage de façon littéraire et subjective, en cherchant la forme d’écriture propre à cette expérience, au trouble physique qu’on peut ressentir sur la mer. Le roman m’a permis d’aller explorer les profondeurs de cette désorientation physique et intime. »

Pari réussi, en une fiction maritime remarquable.

Mariette Navarro : Ultramarins, Quidam éditeur.