mercredi 11 mai 2022

Veille

Le lieu que Michel Dugué explore inlassablement dans ses poèmes est situé en bordure de mer, à l’extrémité d’une presqu’île où l’eau, la pierre et la terre se partagent un territoire en perpétuel mouvement. C’est ce qui aiguise son attention. Là-bas, (où est son « ici ») rien n’est jamais figé. Il guette, il observe et mémorise, au cours de ses promenades sur le sentier des douaniers, les détails, les nuances qu’un œil moins avisé n’aurait sans doute pas remarqués. Il amorce un dialogue fécond avec le paysage, en restant à l’écoute, en suivant les humeurs changeantes du ciel, en s’étonnant des lumières qui rasent la falaise avant d’aller s’ébouriffer sur la crête des vagues, en captant le sifflement d’un vent porteur de pluie qui creuse la surface de l’eau.

« À un mille de la côte les eaux
se changent en brumes.
Peut-être se soulagent-elles
d’un poids trop lourd ou
veulent-elles dissimuler
la ligne d’horizon.
Cependant elles n’échappent pas
à la torche enflammée jetée au milieu d’elles et qui bientôt
s’épuise ainsi ce vol d’oiseaux criards. »

Ce qui s’inscrit dans sa mémoire de marcheur a des chances de renaître un jour ou l’autre sur la page. Cela ne se fait toutefois qu’après une longue macération. Il lui faut être patient. Laisser le poème infuser. C’est ainsi qu’il avance, non seulement en foulant ce sentier littoral qui lui est familier mais aussi en puisant dans d’autres souvenirs, qui remontent à la surface, parfois des décennies plus tard, et qui s’accordent à son présent.

« Ensemble, nous passons le seuil
la salle est éclairée par la longue table
avec elle nous franchissons beaucoup d’années.

Sans doute rappelle-t-elle le pain partagé
le vin bu, ces voix, ces sourires aussi,
ces mots : un baume comme sur une plaie. »

Pas d’effusion chez Michel Dugué. Sa voix posée dispense une clarté qui paraît, après coup, presque évidente mais peu de poètes parviennent à redonner vie, sons et sens, avec un tel tact, à ces moments furtifs qui surviennent sans crier gare. Ainsi ce paysage soudain tourmenté par un vent rageur, ainsi cette nuée de mouettes tourbillonnant à hauteur d’écume, ainsi cette pluie vive qui redore le bleu des ardoises, ou « le bruit des gouttières / si proche du silence », ou le son entêtant d’une branche qui frappe la vitre. Si le regard et l’écoute restent ici de mise (toute veille s’en imprègne), l’auteur n’en oublie pas pour autant les bienfaits apaisants du silence.

« À côté c’est le même silence
que celui du poème ou
d’un fruit sur la table.

Cela vient au-devant de soi.
On se demande si c’est vrai. »

Michel Dugué : Veille, éditions Folle Avoine.

lundi 2 mai 2022

P.R.O.T.O.C.O.L.

Alors que l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. s’affiche un peu partout en ville, suscitant l’interrogation des plus curieux, d’autres, que l’on voit à peine, tentent de survivre dans la jungle urbaine. Ils vivotent dans les interstices d’un lieu qui n’a rien d’idyllique. Suite aux révoltes qui ont secoué le pays durant l’automne précédent, l’état d’urgence a en effet été décrété et le couvre-feu imposé. La cité est sous haute surveillance. Des milices privées circulent et ramassent (tabassent) ceux et celles qui, passée une certaine heure, traînent encore dehors. S’il paraît difficile de résister, ou même de tenter un pas de côté, dans un monde si cadenassé, il est toutefois impossible de mettre tous les habitants sous cloche. La plupart entendent continuer à vivre à peu près normalement quand quelques uns, plus radicaux, préparent des actions clandestines en vue d’un grand soir qu’ils espèrent flamboyant. Partout, les gens triment jusqu’à l’usure pour tenter de joindre les deux bouts. C’est vers ces gens, aux tempéraments et aux parcours différents, chacun défendant un pré-carré parfois minuscule, que Stéphane Vanderhaeghe porte son regard. Tous deviennent les personnages de la grande fresque qu’il entreprend de peindre en les suivant pas à pas, sur un certain laps de temps, et par intermittence.

Il y a là Mél., qui fait la manche à l’entrée du Market +, Oumar, le vigile du magasin, Cécile, prof dans un lycée, Katia, qui vend son corps à des types plutôt aisés, RE:AL, qui donne de l’éclat aux murs dès que la nuit tombe, Rrezon, qui a dû fuir son pays et qui livre des repas à domicile, Raton, le rat dominant qui règne en maître avec sa petite bande dans les sous-sols de la ville, Dédé, le S.D.F. qui disparaîtra bientôt, kidnappé par une bande de laveurs de cerveau et de bourreurs de crâne qui sillonnent les rues en estafette rouge, Jean-Christophe, le jeune cadre dynamique qui papillonne à droite, à gauche pour satisfaire ses appétits sexuels et d’autres solitaires, tel cet homme qui a décidé de frapper fort (de mourir mais pas seul) et dont les caméras retracent, après coup, les étapes de sa virée mortifère.

« Il n’existe plus déjà lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres. »

Tous ces êtres, suivis au jour le jour, s’activent, se croisent ou se rencontrent, chacun portant sa vie, ses espoirs, sa peine, ses désillusions dans un environnement quadrillé. Tous aimeraient ouvrir les fenêtres, vivre pleinement, envoyer valdinguer principes, us et coutumes et créer du collectif pour mettre fin à cet individualisme qui devient, de fait, la seule échappatoire possible. C’est peu dire qu’il y a de la colère dans l’air. De la violence rentrée. Un feu qui couve et qui finira bien par prendre. L’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L, pour peu que l’on parvienne à le déchiffrer, et à le propulser plus loin que les murs, annonce peut-être cela.

En attendant, la patience est de mise. Pour en savoir plus, il faut se laisser guider par l’imposant et épatant roman de Stéphane Vanderhaeghe, par sa prose dense et fouillée, par ses différentes strates d’écriture, par son exploration, à travers les pérégrinations de personnages attachants, des failles d’une société en crise. Personne ne passe à travers les mailles du filet invisible qui est tendu au-dessus de la ville. Personne sauf Raton qui, dégustant, en fin d’ouvrage, un repas de choix dans les souterrains, apostrophe ses congénères. Et peut-être aussi, par ricochets, ceux qui s’agitent en surface.

« Pendant que Raton faisait une partie de cache-cache, l’un des leurs s’était fait chopé au camp. Truc à la con, piège classique. C’était Raton qui était visé, décidément. Il faisait le fier pourtant, jouait les durs, je vous l’avais dit de faire profil bas, de vous méfier, regardez-vous, des siècles d’évolution et ça ne vous a rien appris ? Laissez-moi rire. »

 Stéphane Vanderhaeghe : P.R.O.T.O.C.O.L.,Quidam éditeur.

 

mercredi 20 avril 2022

Annkrist

Il y a d'abord eu, se faufilant entre le fracas des trains qui se cognaient dans la gare de triage et les roulements du vent en haut de l'immeuble, le timbre de cette voix étrange, jamais entendue, qui semblait sortir de nulle part, qui épousait la torpeur de la nuit, qui parlait de prison, de sortie d'usine, de ruelles sombres, de lumières irisées sur le port, de la solitude perceptible jusque dans l'eau trouble des flaques, une voix rauque, tendue qui vibrait, se glissait à hauteur de fenêtres pour accompagner les ombres des inconnus qui frôlaient les murs gris de la rue haute ou de La rue mauve
 

« Mon cœur bat à l'envers, voici une nuit qui a faim

La nuit a sur ses mains une odeur d'assassin...

Je m'enfouis sous les porches de la caverne des rues

Avec ma trouille moche... j'ai l'air d'avoir bu... !

 

 Cette voix, c'était (c'est) celle d'Annkrist que j'écoutais pour la première fois et qui n'a pas mis longtemps à m'émouvoir et à me transporter ailleurs. Les lieux qu'elle évoquait – en les ciselant avec des mots simples, des images précises – était peuplé d'êtres solitaires, presque invisibles, qui vivaient dans les angles morts de la ville et que l'on ne pouvait espérer rencontrer qu'à certaines heures de la nuit, quand la fièvre des touchers délicats délivrent de la fatigue.

Outre la voix et les mots, il y avait le son, la tonalité, la musique, les arrangements, le blues, tout ce qui s'imbriquait pour former un ensemble indissociable, une ambiance particulière où la mélancolie devait composer avec l'envie de vivre, de partager, de se frotter au réel, d'exprimer son ressenti, de s'inventer des espaces de liberté. Je vivais alors, travaillant de nuit au tri postal à Trappes, dans une cité-dortoir de la banlieue ouest et les chansons d'Annkrist m'ont extirpé du lieu en un clin d’œil. Les séquences âpres, lancinantes, parfois oniriques, souvent un peu secrètes, qu'elle donnait à entendre me donnaient l'illusion de me balader dans les rues de Brest et son imaginaire me rapprochait de ce qui était alors mon quotidien. Je recevais pleinement ces textes. Qui s'ancraient dans la nuit urbaine, se nourrissaient de lumières légèrement bleutées et de personnages qui n'attendaient pas l'arrivée des petits matins pour s'éclipser.

(extraits)

Annkrist, éditions Goater, livre (textes de toutes les chansons enregistrées ainsi que discographie complète, témoignages et photos) présenté et coordonné par Jean-Claude Leroy 

On peut retrouver (et écouter) Annkrist sur le site Tiens, etc.


mercredi 13 avril 2022

Ainsi parle le mur

Le mur dont il est question dans le titre du roman de Pascal Commère est doté d’un étrange pouvoir. On dirait que tous les villageois qui avaient l’habitude de projeter leur ombre sur lui sont entrés dans sa mémoire. C’est du moins ce que remarque le narrateur. Il lui suffit de l’effleurer du plat de la main pour revoir leurs silhouettes et pour l’entendre évoquer la personnalité bien affirmée de plusieurs de ces autochtones qui formaient communauté. Jadis, il s’adossait contre lui quand il attendait Yan, homme vif et débrouillard, avec lequel il s’était lié d’amitié, dès l’enfance, le considérant comme un grand frère capable de pallier la mort du père. Mais aujourd’hui Yan est entré dans une nuit dont il ne sortira pas. Seules les pierres parlantes peuvent le remettre d’aplomb. Au travail, au cinéma, au bistrot ou à la fête foraine.

« Et d’un !, tu t’écries. Et cela d’une voix forte comme toujours lorsque tu atteins ton but, puis tu souris, détends tes bras, tandis que le forain face à toi sort une balle de son tablier, la fait tourner entre ses doigts avant de la glisser dans la culasse. Est-ce parce que je ne sais pas tirer, je me blottis contre toi. Si près que je respire une odeur d’eau de Cologne et de sueur. »

C’est grâce aux mots, avec lesquels il se sent en affinité et qu’il prend plaisir à assembler à sa guise, que le narrateur peut répercuter les faits et gestes dont il a été témoin. Ils l’aident à reconstituer la vie du village, avec ses habitudes, ses anecdotes, ses personnages, ses figures marquantes. Il y a là Petit Soleil et sa faux, Grand Joly et son tambour, l’Évêque, le boucher à la lame implacable, Bou Diou, la femme noire qui « parle toujours du Bou Diou », Roger-qui-n’était-pas-Roger, Marie-Bé qui emmène sa vache au taureau et bien d’autres dont on ne connaît le plus souvent que le surnom, « Poitrin, Tend-Cul, Baille-ta-Gueule ou Transpire ».

« Prépuce s’approche du mur. Colle son ventre à la pierre, et son ventre sur la pierre laisse une écriture jaune. Et parce que je suis seul, est-ce que tu rentres bientôt, les mots dans ma tête se bousculent, en appellent d’autres. Cacheraient-ils des ombres ? »

Au fil du récit, celui qui parle grandit, devient adolescent et découvre le monde des adultes en gardant son regard étonné. Les années défilent. Sa mémoire se remplit d’histoires. Elle est comme un mur tactile qu’il effleure, par la pensée, pour que reviennent ces scènes éparses qui défilent, s’entremêlent, donnent à voir hommes et femmes au quotidien dans un village où la plupart exercent un métier qui met leur corps à l’épreuve. C’est également le cas de Yan, que le narrateur suit en permanence, se rappelant des différents moments vécus en sa compagnie. Il le fait en fragmentant sa remémoration pour y intégrer ses visites à l’hôpital où il assiste, impuissant, à l’anéantissement de cet homme dynamique, victime d’un accident, dont seules les mains bougent encore.

« Tu semblais tout petit sur la route. Sous le choc ton corps était presque redevenu celui d’un enfant. C’était un mercredi. La veille de mon anniversaire, je m’en souviens. Tu allais chercher du ciment, c’est du moins ce qu’on m’a dit quand j’ai téléphoné. »

L’écriture de Pascal Commère est dense et prenante. Il élabore son roman par touches successives, toujours poétiques, pas forcément chronologiques (les souvenirs le sont rarement), et réussit ainsi à donner corps à une histoire où les deux personnages centraux sont entourés d’une palanquée d’autres qui ne sont en rien secondaires. Tous, avec leurs différences et leurs particularités, alimentent la chronique (courant sur quelques décennies) d’un village qu’il fait bon visiter et arpenter en lecture en se réservant, en prime, plusieurs rencontres hautes en couleurs.

Pascal Commère : Ainsi parle le mur, éditions Le Temps qu'il fait.

lundi 4 avril 2022

Les heures

Lire Anne-Marie Beeckman, c’est entrer dans un monde que notre carapace blindée au réel nous empêche souvent de percevoir. Il est pourtant là, empli de sensations, à disposition pour peu que l’on ait gardé à portée d’esprit une part d’enfance, avec ses rêves, son imagination fertile, ses émotions, ses émerveillements, avec sa nature tranchante, ses contes, ses légendes où passent (et meurent aussi) des animaux aux yeux vifs et aux ventres qui quémandent. Pour pénétrer dans ces recoins secrets, rien de mieux que ce livre d’heures où mois et saisons égrènent leurs odeurs, leurs humeurs, leurs jeux d’ombre ou de lumière et leurs désirs susceptibles de donner de l’élan à tout être prêt à les recevoir et à s’en imprégner.

« Avril au campanile, noce de l’aiguille et du fil. Prépondérance du vert. L’étang, fourré de laîches et de petit-gris, retient les rames. Du fond du lac monte une bulle. C’est avril, tout s’effile et les avrils anciens sont écartés aux ronces. S’enfle le ventre de la parturiente, mûres noires en gésine.

Avril voulait la langue des oiseaux dans sa flûte. Avril poussait son herbe sur les tombes joyeuses où les amants passent aux cornes des béliers un anneau hésitant. Avril voulait rouler comme une pomme au bord du seau.

Avril aurait bien voulu, Mais avril mourait. Mai pourrait survivre. »

Les mois défilent. Le calendrier s’enrichit d’instants précieux, happés en regardant les haies onduler sous le vent de mai ou en surprenant les gémeaux qui basculent dans les andains de juin. Ailleurs « hommes et femmes partent pour la chasse au faucon ». L’été étire sa lumière. Les chèvres sont douces et les « grives saoules ».

« On regarde une bouffée de brume monter de la rivière. En un clin d’œil, la terre a disparu. On ne se cogne plus au fer acéré de l’ogre. On envisage un destin de ouate. Puis tout se déchire, on avale une goulée d’air. »

Parfois les heures voyagent. Anne-Marie Beeckman se transporte alors au Moyen-Age. Ou s’embarque pour le Grand Nord. En suivant Ursine, l’ourse au pelage mouillé (et parfois gelé) qui cherche de quoi augmenter son taux de graisse en pataugeant dans les cours d’eau ou en guettant du cormoran frais sur les berges.

« Ursine, les traces sanglantes autour de ton museau ne sont pas jus d’arbouse. On dit aussi busserole. On dit raisin d’ours. Mais au bel aujourd’hui ta faim est d’autre sorte. La grande volaille blanche se raidit et succombe, on trouve un enfant étendu sur une aile de cygne. »

Suggestive à souhait, recelant de nombreuses associations de mots qui n’ont pas l’habitude de s’accoler (et qui ouvrent ainsi en grand les fenêtres de l’imagination), la poésie d’Anne-Marie Beeckman est claire et lumineuse, comme peut l’être l’eau d’une rivière qui donne à voir le gravier doré de son lit en même temps que le ciel qui se reflète à sa surface. Poésie magique, sensuelle, d’une enivrante fraîcheur.

 Anne-Marie Beeckman : Les heures, éditions Pierre Mainard.