samedi 21 mai 2022

Je ne déserterai pas ma vie

Elle est américaine, jeune mais déjà veuve, et débarque à Paris au début des années vingt. Elle y retrouve quelques-uns de ceux qu’elle fréquentait avant-guerre à Greenwich Village et d’autres qui y firent quelques séjours mais qu’elle n’avait que croisés ou qu’elle ne connaissait que de réputation. C’est le cas de celui qui va devenir son professeur de français. Elle, c’est Mary Reynolds et lui, c’est Marcel Duchamp.

« Mary avait décidé d’apprendre le français. Le nec plus ultra était de suivre des cours particuliers avec Marcel Duchamp. Depuis son séjour américain, l’artiste s’était spécialisé dans les leçons de français pour jeunes Américaines en mal de frisson artistique. Non seulement son enseignement passait par la découverte des mots les plus orduriers de la langue française, mais surtout Duchamp avait l’habitude de coucher avec ses élèves. »

Dès leur première rencontre, Duchamp tombe sous le charme de la jeune femme. Débute presque instantanément une complicité qui va aller bien au-delà des aventures passagères dont le peintre, remarqué notamment pour son Nu descendant l’escalier, est coutumier. Leur relation, d’abord bancale, devient nécessaire tant pour l’un que pour l’autre. Elle se nourrit également de l’effervescence qui règne autour d’eux, dans les cafés du Montparnasse de l’époque. Quelques-uns des artistes que l’on y rencontre se réunissent régulièrement dans la maison que Mary a acheté rue Halley, dans le quatorzième arrondissement. On y aperçoit Cocteau, Beckett, Dali, Man Ray, Brancusi.

« C’est à la fois le lieu de Mary et l’espace du couple. Mary le sait, le comprend et aime cette existence où plus rien n’est caché quand ils reçoivent les amis. »

Ils vivent une période de plénitude et de création. Lui poursuit son œuvre et ses tournois d’échecs (c’est un redoutable joueur) tandis qu’elle s’initie à la reliure. Ils se sentent plus Dada que surréalistes et restent en dehors des querelles esthétiques pour ne s’adonner qu’aux travaux qui sortent des sentiers battus. Vie passionnante, et presque insouciante, qui va s’arrêter avec la guerre. Tout à coup, tout change. Le drapeau nazi flotte au-dessus des rues et les officiers allemands s’installent sur les banquettes des bars à la mode. Marcel la supplie de quitter la France et de partir avec lui aux États-Unis, ce qu’elle refuse. Elle se sent parisienne et n’entend pas déserter.

« Je suis en paix ici Marcel. Je ne te retiens pas, pars, j’en serais incapable. J’aime cette maison, ce quartier, cette ville. La vie qui était la nôtre a sans doute disparu mais je ne déserterai pas celle qui est la mienne. »

Très vite, c’est une autre vie, dont elle ne soupçonne pas encore la teneur, qui va s’ouvrir pour Mary Reynolds. Duchamp parti à New York, elle reste seule rue Hallé, sort de moins en moins, ou alors au restaurant avec Gabriëlle Buffet-Picabia. C’est celle-ci qui, en lui demandant un jour de l’aider, va la persuader de s’investir dans le réseau Gloria, auquel appartient sa fille, Jeanine. Des fiches de renseignements secrets circulent sous forme de microfilms. Ceux-ci, cachés dans des boîtes d’allumettes, passent d’une main à l’autre en transitant vers ce que l’on nomme des boîtes à lettres. Bientôt, la maison de Mary va en devenir une. Des visites discrètes y ont lieu. Elle va ainsi être surprise de voir, un soir, Samuel Beckett sonner à sa porte. Lui aussi appartient au réseau.

« La clandestinité implique une attention particulière. C’est une tension permanente. Quand elle sort de chez elle, Mary est vigilante. Elle scrute les gestes de chacun, repère les inconnus ou les visages qui reviennent trop souvent. »

En s’attachant à retracer, en une succession de séquences rondement menées, d'une écriture alerte, souple et visuelle, en suivant un fil narratif chronologique très efficace, la vie intense mais trop peu connue de Mary Reynolds pendant les années d’occupation, Sébastien Rongier donne à cette femme de l’ombre la lumière qu’elle mérite. Celle qui devra se résoudre à quitter la France en 1943 (le réseau Gloria vient de tomber, infiltré par un prêtre) pour rejoindre Duchamp aux États-Unis, est l’une de ces résistantes que l’histoire a parfois tendance à oublier. Le roman très prenant de Sébastien Rongier fait bien plus que corriger cette anomalie. Il fait revivre Mary (aux côtés de ses semblables : Virginia Hall, Jeanine Picabia, Germaine Tillion) dans sa plénitude de femme éprise de liberté, prête à prendre beaucoup de risques pour la défendre, en des temps où il valait mieux ne pas tomber pour faits de résistance.

Sébastien Rongier : Je ne déserterai pas ma vie, éditions Finitude.

mercredi 11 mai 2022

Veille

Le lieu que Michel Dugué explore inlassablement dans ses poèmes est situé en bordure de mer, à l’extrémité d’une presqu’île où l’eau, la pierre et la terre se partagent un territoire en perpétuel mouvement. C’est ce qui aiguise son attention. Là-bas, (où est son « ici ») rien n’est jamais figé. Il guette, il observe et mémorise, au cours de ses promenades sur le sentier des douaniers, les détails, les nuances qu’un œil moins avisé n’aurait sans doute pas remarqués. Il amorce un dialogue fécond avec le paysage, en restant à l’écoute, en suivant les humeurs changeantes du ciel, en s’étonnant des lumières qui rasent la falaise avant d’aller s’ébouriffer sur la crête des vagues, en captant le sifflement d’un vent porteur de pluie qui creuse la surface de l’eau.

« À un mille de la côte les eaux
se changent en brumes.
Peut-être se soulagent-elles
d’un poids trop lourd ou
veulent-elles dissimuler
la ligne d’horizon.
Cependant elles n’échappent pas
à la torche enflammée jetée au milieu d’elles et qui bientôt
s’épuise ainsi ce vol d’oiseaux criards. »

Ce qui s’inscrit dans sa mémoire de marcheur a des chances de renaître un jour ou l’autre sur la page. Cela ne se fait toutefois qu’après une longue macération. Il lui faut être patient. Laisser le poème infuser. C’est ainsi qu’il avance, non seulement en foulant ce sentier littoral qui lui est familier mais aussi en puisant dans d’autres souvenirs, qui remontent à la surface, parfois des décennies plus tard, et qui s’accordent à son présent.

« Ensemble, nous passons le seuil
la salle est éclairée par la longue table
avec elle nous franchissons beaucoup d’années.

Sans doute rappelle-t-elle le pain partagé
le vin bu, ces voix, ces sourires aussi,
ces mots : un baume comme sur une plaie. »

Pas d’effusion chez Michel Dugué. Sa voix posée dispense une clarté qui paraît, après coup, presque évidente mais peu de poètes parviennent à redonner vie, sons et sens, avec un tel tact, à ces moments furtifs qui surviennent sans crier gare. Ainsi ce paysage soudain tourmenté par un vent rageur, ainsi cette nuée de mouettes tourbillonnant à hauteur d’écume, ainsi cette pluie vive qui redore le bleu des ardoises, ou « le bruit des gouttières / si proche du silence », ou le son entêtant d’une branche qui frappe la vitre. Si le regard et l’écoute restent ici de mise (toute veille s’en imprègne), l’auteur n’en oublie pas pour autant les bienfaits apaisants du silence.

« À côté c’est le même silence
que celui du poème ou
d’un fruit sur la table.

Cela vient au-devant de soi.
On se demande si c’est vrai. »

Michel Dugué : Veille, éditions Folle Avoine.

lundi 2 mai 2022

P.R.O.T.O.C.O.L.

Alors que l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. s’affiche un peu partout en ville, suscitant l’interrogation des plus curieux, d’autres, que l’on voit à peine, tentent de survivre dans la jungle urbaine. Ils vivotent dans les interstices d’un lieu qui n’a rien d’idyllique. Suite aux révoltes qui ont secoué le pays durant l’automne précédent, l’état d’urgence a en effet été décrété et le couvre-feu imposé. La cité est sous haute surveillance. Des milices privées circulent et ramassent (tabassent) ceux et celles qui, passée une certaine heure, traînent encore dehors. S’il paraît difficile de résister, ou même de tenter un pas de côté, dans un monde si cadenassé, il est toutefois impossible de mettre tous les habitants sous cloche. La plupart entendent continuer à vivre à peu près normalement quand quelques uns, plus radicaux, préparent des actions clandestines en vue d’un grand soir qu’ils espèrent flamboyant. Partout, les gens triment jusqu’à l’usure pour tenter de joindre les deux bouts. C’est vers ces gens, aux tempéraments et aux parcours différents, chacun défendant un pré-carré parfois minuscule, que Stéphane Vanderhaeghe porte son regard. Tous deviennent les personnages de la grande fresque qu’il entreprend de peindre en les suivant pas à pas, sur un certain laps de temps, et par intermittence.

Il y a là Mél., qui fait la manche à l’entrée du Market +, Oumar, le vigile du magasin, Cécile, prof dans un lycée, Katia, qui vend son corps à des types plutôt aisés, RE:AL, qui donne de l’éclat aux murs dès que la nuit tombe, Rrezon, qui a dû fuir son pays et qui livre des repas à domicile, Raton, le rat dominant qui règne en maître avec sa petite bande dans les sous-sols de la ville, Dédé, le S.D.F. qui disparaîtra bientôt, kidnappé par une bande de laveurs de cerveau et de bourreurs de crâne qui sillonnent les rues en estafette rouge, Jean-Christophe, le jeune cadre dynamique qui papillonne à droite, à gauche pour satisfaire ses appétits sexuels et d’autres solitaires, tel cet homme qui a décidé de frapper fort (de mourir mais pas seul) et dont les caméras retracent, après coup, les étapes de sa virée mortifère.

« Il n’existe plus déjà lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres. »

Tous ces êtres, suivis au jour le jour, s’activent, se croisent ou se rencontrent, chacun portant sa vie, ses espoirs, sa peine, ses désillusions dans un environnement quadrillé. Tous aimeraient ouvrir les fenêtres, vivre pleinement, envoyer valdinguer principes, us et coutumes et créer du collectif pour mettre fin à cet individualisme qui devient, de fait, la seule échappatoire possible. C’est peu dire qu’il y a de la colère dans l’air. De la violence rentrée. Un feu qui couve et qui finira bien par prendre. L’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L, pour peu que l’on parvienne à le déchiffrer, et à le propulser plus loin que les murs, annonce peut-être cela.

En attendant, la patience est de mise. Pour en savoir plus, il faut se laisser guider par l’imposant et épatant roman de Stéphane Vanderhaeghe, par sa prose dense et fouillée, par ses différentes strates d’écriture, par son exploration, à travers les pérégrinations de personnages attachants, des failles d’une société en crise. Personne ne passe à travers les mailles du filet invisible qui est tendu au-dessus de la ville. Personne sauf Raton qui, dégustant, en fin d’ouvrage, un repas de choix dans les souterrains, apostrophe ses congénères. Et peut-être aussi, par ricochets, ceux qui s’agitent en surface.

« Pendant que Raton faisait une partie de cache-cache, l’un des leurs s’était fait chopé au camp. Truc à la con, piège classique. C’était Raton qui était visé, décidément. Il faisait le fier pourtant, jouait les durs, je vous l’avais dit de faire profil bas, de vous méfier, regardez-vous, des siècles d’évolution et ça ne vous a rien appris ? Laissez-moi rire. »

 Stéphane Vanderhaeghe : P.R.O.T.O.C.O.L.,Quidam éditeur.

 

mercredi 20 avril 2022

Annkrist

Il y a d'abord eu, se faufilant entre le fracas des trains qui se cognaient dans la gare de triage et les roulements du vent en haut de l'immeuble, le timbre de cette voix étrange, jamais entendue, qui semblait sortir de nulle part, qui épousait la torpeur de la nuit, qui parlait de prison, de sortie d'usine, de ruelles sombres, de lumières irisées sur le port, de la solitude perceptible jusque dans l'eau trouble des flaques, une voix rauque, tendue qui vibrait, se glissait à hauteur de fenêtres pour accompagner les ombres des inconnus qui frôlaient les murs gris de la rue haute ou de La rue mauve
 

« Mon cœur bat à l'envers, voici une nuit qui a faim

La nuit a sur ses mains une odeur d'assassin...

Je m'enfouis sous les porches de la caverne des rues

Avec ma trouille moche... j'ai l'air d'avoir bu... !

 

 Cette voix, c'était (c'est) celle d'Annkrist que j'écoutais pour la première fois et qui n'a pas mis longtemps à m'émouvoir et à me transporter ailleurs. Les lieux qu'elle évoquait – en les ciselant avec des mots simples, des images précises – était peuplé d'êtres solitaires, presque invisibles, qui vivaient dans les angles morts de la ville et que l'on ne pouvait espérer rencontrer qu'à certaines heures de la nuit, quand la fièvre des touchers délicats délivrent de la fatigue.

Outre la voix et les mots, il y avait le son, la tonalité, la musique, les arrangements, le blues, tout ce qui s'imbriquait pour former un ensemble indissociable, une ambiance particulière où la mélancolie devait composer avec l'envie de vivre, de partager, de se frotter au réel, d'exprimer son ressenti, de s'inventer des espaces de liberté. Je vivais alors, travaillant de nuit au tri postal à Trappes, dans une cité-dortoir de la banlieue ouest et les chansons d'Annkrist m'ont extirpé du lieu en un clin d’œil. Les séquences âpres, lancinantes, parfois oniriques, souvent un peu secrètes, qu'elle donnait à entendre me donnaient l'illusion de me balader dans les rues de Brest et son imaginaire me rapprochait de ce qui était alors mon quotidien. Je recevais pleinement ces textes. Qui s'ancraient dans la nuit urbaine, se nourrissaient de lumières légèrement bleutées et de personnages qui n'attendaient pas l'arrivée des petits matins pour s'éclipser.

(extraits)

Annkrist, éditions Goater, livre (textes de toutes les chansons enregistrées ainsi que discographie complète, témoignages et photos) présenté et coordonné par Jean-Claude Leroy 

On peut retrouver (et écouter) Annkrist sur le site Tiens, etc.


mercredi 13 avril 2022

Ainsi parle le mur

Le mur dont il est question dans le titre du roman de Pascal Commère est doté d’un étrange pouvoir. On dirait que tous les villageois qui avaient l’habitude de projeter leur ombre sur lui sont entrés dans sa mémoire. C’est du moins ce que remarque le narrateur. Il lui suffit de l’effleurer du plat de la main pour revoir leurs silhouettes et pour l’entendre évoquer la personnalité bien affirmée de plusieurs de ces autochtones qui formaient communauté. Jadis, il s’adossait contre lui quand il attendait Yan, homme vif et débrouillard, avec lequel il s’était lié d’amitié, dès l’enfance, le considérant comme un grand frère capable de pallier la mort du père. Mais aujourd’hui Yan est entré dans une nuit dont il ne sortira pas. Seules les pierres parlantes peuvent le remettre d’aplomb. Au travail, au cinéma, au bistrot ou à la fête foraine.

« Et d’un !, tu t’écries. Et cela d’une voix forte comme toujours lorsque tu atteins ton but, puis tu souris, détends tes bras, tandis que le forain face à toi sort une balle de son tablier, la fait tourner entre ses doigts avant de la glisser dans la culasse. Est-ce parce que je ne sais pas tirer, je me blottis contre toi. Si près que je respire une odeur d’eau de Cologne et de sueur. »

C’est grâce aux mots, avec lesquels il se sent en affinité et qu’il prend plaisir à assembler à sa guise, que le narrateur peut répercuter les faits et gestes dont il a été témoin. Ils l’aident à reconstituer la vie du village, avec ses habitudes, ses anecdotes, ses personnages, ses figures marquantes. Il y a là Petit Soleil et sa faux, Grand Joly et son tambour, l’Évêque, le boucher à la lame implacable, Bou Diou, la femme noire qui « parle toujours du Bou Diou », Roger-qui-n’était-pas-Roger, Marie-Bé qui emmène sa vache au taureau et bien d’autres dont on ne connaît le plus souvent que le surnom, « Poitrin, Tend-Cul, Baille-ta-Gueule ou Transpire ».

« Prépuce s’approche du mur. Colle son ventre à la pierre, et son ventre sur la pierre laisse une écriture jaune. Et parce que je suis seul, est-ce que tu rentres bientôt, les mots dans ma tête se bousculent, en appellent d’autres. Cacheraient-ils des ombres ? »

Au fil du récit, celui qui parle grandit, devient adolescent et découvre le monde des adultes en gardant son regard étonné. Les années défilent. Sa mémoire se remplit d’histoires. Elle est comme un mur tactile qu’il effleure, par la pensée, pour que reviennent ces scènes éparses qui défilent, s’entremêlent, donnent à voir hommes et femmes au quotidien dans un village où la plupart exercent un métier qui met leur corps à l’épreuve. C’est également le cas de Yan, que le narrateur suit en permanence, se rappelant des différents moments vécus en sa compagnie. Il le fait en fragmentant sa remémoration pour y intégrer ses visites à l’hôpital où il assiste, impuissant, à l’anéantissement de cet homme dynamique, victime d’un accident, dont seules les mains bougent encore.

« Tu semblais tout petit sur la route. Sous le choc ton corps était presque redevenu celui d’un enfant. C’était un mercredi. La veille de mon anniversaire, je m’en souviens. Tu allais chercher du ciment, c’est du moins ce qu’on m’a dit quand j’ai téléphoné. »

L’écriture de Pascal Commère est dense et prenante. Il élabore son roman par touches successives, toujours poétiques, pas forcément chronologiques (les souvenirs le sont rarement), et réussit ainsi à donner corps à une histoire où les deux personnages centraux sont entourés d’une palanquée d’autres qui ne sont en rien secondaires. Tous, avec leurs différences et leurs particularités, alimentent la chronique (courant sur quelques décennies) d’un village qu’il fait bon visiter et arpenter en lecture en se réservant, en prime, plusieurs rencontres hautes en couleurs.

Pascal Commère : Ainsi parle le mur, éditions Le Temps qu'il fait.