jeudi 13 juillet 2023

Le vent dans les arbres

Il y a de quoi être fortement impressionné, presque sans voix, inquiet quant à trouver les mots justes pour dire le foisonnement, la densité, la richesse d’un tel livre : 400 pages rassemblant des textes écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 80, une décennie durant laquelle Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) n’aura pas chômé.

Le plus étonnant est de voir que l’auteur, rivé à ses pensées, à ses découvertes, à ses interrogations quotidiennes, à ses flâneries intempestives, à ses promenades imaginaires ou réelles, à sa curiosité exacerbée, écrivait et construisait ses récits posément, patiemment, sans éprouver le besoin de les publier. Il en donnait bien quelques-uns aux revues amies, notamment à Camouflage, qu’animait Jimmy Gladiator, mais la plupart restaient dans ses dossiers. C’est dans ceux-ci, conservés à la Bibliothèque des Capucins à Brest, que Sylvain Tanquerel est allé puiser pour concevoir cet ensemble.

Il a exploré le fonds Le Goff, s’est concentré sur le premier versant de l’œuvre, cette période où, fasciné par des objets divers, par les bruits, les bruissements, par ses virées ferroviaires, par la friabilité des ailes des papillons ou par la triste domestication des violettes, il donnait libre cours à sa pensée et aux rêveries qu’il conduisait à sa guise, les guidant en douceur mais avec exigence et abnégation. Cet homme est aux aguets. C’est sa vocation première. Rien ne doit lui échapper. Et tout ce qu’il découvre doit lui permettre d’ouvrir ses fenêtres intérieures et de se propulser là où son cerveau l’appelle. Quand il évoque « Le vent dans les arbres », il se porte instantanément à hauteur de branches, frissonne avec les feuilles, interroge le tronc, les racines, la cime, se demande ce qu’en pense les habitants du lieu, les oiseaux, les fleurs, les fruits et quelles sont les motivations de ce visiteur invisible et aérien aux humeurs si changeantes.

« Selon Léonard de Vinci le regardeur peut voir dans les taches des murs des images qui parlent à son esprit et entendre dans le bruit des cloches des sons que l’imagination interprète ; de même dans le bruit du vent dans les arbres des sonorités différentes se reconnaissent : murmure de rivière, pluie, ressac. »

Suivent vingt pages magiques où il avance, les écoutilles grandes ouvertes, à l’écoute du moindre son, créant, par fragments, un étonnant puzzle de notes avec l’intuition « que les mots sont à l’esprit ce que les arbres sont au vent ».

Il nous invite, dans la foulée, à une marche lente et minutieuse au cœur de la forêt. Le lieu, mystérieux, regorge de surprises. Il les détecte avec une certaine gourmandise et se fait un plaisir de mettre sa pensée et son imaginaire à l’épreuve. Plus tard, c’est en tronçonneur de branches, lors d’un été pluvieux dans le Jura, qu’on le retrouve en train de détecter les traces, les signes, les pictogrammes inscrits sur le bois par des insectes dits « typographes ».

« J’ai appris qu’une personne pouvait retrouver dans ces tracés tout l’alphabet hébraïque. »

De fil en aiguille, poursuivant ses flâneries, il s’empare d’un bâton pour tenir en main un « petit morceau » de forêt. Il emprunte ainsi à l’arbre l’un de ses membres et s’emploie à donner vie à ce bout de bois en l’interrogeant, en cherchant ce qui se cache derrière l’écorce.

« Le bâton semble établir un courant entre le promeneur et le fond végétal dans lequel il baigne. »

Jean-Pierre Le Goff aime également se confronter, avec joie, tout comme le fit jnaguère Francis Ponge, à nombre d’objets ordinaires. Il étudie leur forme, leur physique, leur spécificité. À leur contact, il affine sa pensée et souligne leur incomparable présence, qu’ils soient billes, bols, hélice, cailloux égarés, barque, bouteilles consignées ou bulle de savon.

« La bulle de savon est une sphère. La géométrie démontre qu’il n’y a pas de surface plus réduite que la sphère pour contenir un espace donné. »

Méthodique, facétieux, heureux de circuler dans les spirales de sa pensée, Le Goff apprécie tout particulièrement le chemin de fer. Attendre sur un quai de gare ou se laisser porter par le rythme lancinant d’un train lui procurent des sensations différentes et complémentaires. Cela l’incite à écrire des « miettes ferroviaires » qui glissent sur les pages de ses carnets.

« L’attente est agréable.
Les rails font des écarts.
Les voyageurs ne les voient pas. »

Il y a matière à bouger en soi, à lire, à découvrir, à sentir, à partager dans cet ouvrage aux multiples portes d’entrée. Il est bon de le garder à portée de main. De l’ouvrir au hasard. Et de se laisser happer par l’écriture posée, ample, enveloppante de ce grand discret qui aura passé sa vie à détecter les vibrations infimes qui fondent l’être humain en le rattachant à son environnement immédiat, quel que soit le lieu où il se trouve,

Jean-Pierre Le Goff : Le vent dans les arbres, éditions Le Cadran ligné.

 

mardi 4 juillet 2023

Il faut croire au printemps

Une voiture roule, pleins phares, en direction des falaises d’Étretat. Au volant, un musicien de jazz, à l’arrière un bébé endormi dans son couffin. Dans le coffre, le corps d’une femme, la mère du petit et compagne de l’homme qui va, d’ici quelques minutes, s’en débarrasser en la jetant à la mer. Plus tard, il ira déclarer sa disparition à la gendarmerie. Qui ne parviendra jamais à retrouver sa trace

« Le couffin dodelinant au bout du bras, le père reste à contempler la mer qui reflue, cherche à y deviner le corps aimé qui bringuebale parmi les flots. Puis il fait demi-tour, réinstalle l’enfant sur la banquette arrière, l’arrime à la ceinture de sécurité. S’accroupit à hauteur du petit visage qu’il entoure de ses mains dans l’espoir de l’apaiser, de le réchauffer, de l’attendrir peut-être. »

En quelques pages, Marc Villemain nous embarque dans une histoire dont il reste encore beaucoup à découvrir. Comment cette femme est-elle morte ? Qui l’a tué, dans quelles circonstances ? Est-ce un acte prémédité ou un accident ? On va l’apprendre au fil de la lecture, en retrouvant l’homme et son fils dix ans plus tard, quand une amie du musicien lui annonce que l’on a aperçu son ancienne compagne dans une communauté en Allemagne. Il ne peut que faire semblant d’y croire et part, avec son gamin, en Bavière. Où il ne trouvera évidemment rien. Plus tard, c’est en Irlande, où quelqu’un a également vu la disparue, qu’il doit se rendre, pour continuer à valider la thèse de la disparition.

Comment peut-on vivre après avoir tué (accidentellement, après une dispute, on l’apprendra bientôt) sa compagne et s’être ainsi débarrassé de son corps ? L’homme, animal complexe et malin, s’invente parfois d’étonnants stratagèmes pour cohabiter avec sa culpabilité. Cela ne dure qu’un temps. À moins d’appartenir à la catégorie des tueurs froids et machiavéliques. Ce qui n’est pas le cas de cet homme, plutôt mélancolique, maladroit, cultivé, surpris d’avoir commis un tel acte, capable de tomber amoureux assez facilement, reportant son affection sur son fils. Il essaie de colmater ses failles comme il peut, l’alcool et les psychotropes aidant, et garde son secret. Dix ans qu’il se mure dans le silence, emmuré dans une prison sans barreaux apparents.

Ce personnage n’a évidemment rien d’un héros. Marc Villemain ne le juge pas. Il le regarde vivre, le suit à la trace, en Allemagne, en Irlande ou à Paris, dans les clubs de jazz, les bars, les pubs, traînant partout sa feinte nonchalance. Il est, la plupart du temps, accompagné de son fils et assure plutôt bien son rôle de père. Reste l’absence de la mère. Le gamin ne l’a jamais connue et ne croit pas à une réapparition soudaine. Son père, quant à lui, n’espère plus grand chose. À part une rencontre providentielle, une personne bienveillante et attentive, et ce ne peut être qu’une femme, qui saurait l’écouter sans l’accabler. Ce jour-là, s’il advient, et il adviendra, il pourra se délivrer d’une part de lui-même, se délester de son terrifiant fardeau et entrevoir une porte de sortie.

Cet homme, que Marc Villemain nous montre en équilibre instable, cherchant malgré tout à tenir, et dont il sonde, avec finesse, la personnalité complexe, n’est pas le seul protagoniste du roman. Son fils l’est tout autant. Et de façon lumineuse. Grâce à sa présence rassurante, attachante et spontanée.

Marc Villemain : Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld

mardi 27 juin 2023

Sur la voie abrupte

Il procède par petites touches, esquisses concrètes qu’il dessine au gré de ses voyages et dont il se sert pour tenir un journal uniquement composé de poèmes. Son cheminement est intérieur mais les lieux qu’il découvre sont bien réels. Il ne les choisit pas au hasard. À chaque fois, quelque chose l’incite à se rendre sur place. Ce peut être à Venise où il s’amuse d’un jeu de masques en cours sur le tapis rouge de la Mostra, ou à Rome, en visite au cimetière non catholique où reposent Corso, Shelley, Gadda et bien d’autres, ou près de Volgoda, dans un monastère du nord de la Russie, ou à Göteborg..

« Dans le jardin botanique de Göteborg
Je me sens fragile devant toutes ces fleurs
Écloses en mai, éteintes, brûlées en juin,
Dans la ville on fleurit les statues des poètes.
Le poète Dan Andersson, prolétaire au visage sévère.
Karin Boye, une fleur fanée à la main.
Heureux pays. »

Jean-Claude Caër n’est pas seulement ce voyageur qui décrit avec parcimonie quelques-uns des endroits du monde où il questionne le quotidien et la mémoire de ceux qui y vivent, y décelant une certaine sagesse et de quoi nourrir sa géographie affective. Son histoire le ramène également vers sa commune d’origine, Plounévez-Lochrist, dans le nord du Finistère. Là sont ancrées ses racines. Quand il y pose ses pas, c’est un autre voyage qui débute. Ainsi celui qu’il effectua lors du premier confinement, en mars 2020, moment idéal pour retrouver pleinement sa maison natale, les paysages de son enfance et le rythme de vie des habitants.

« Chaque route, chaque talus, chaque sentier
plongent vers les ancêtres.
Souvenirs des moissons dans les années 60,
de la cordelée des villages.
Je me souviens d’un meurtre aussi à Brétouaré (triste histoire).
Lieu de ma promenade presque chaque soir maintenant.
Des gendarmes traquaient le meurtrier, Paul Guéguen,
dans les bois, dans les landes, alors qu’on battait les blés. J’avais 8 ans.
Récemment le meurtre de Glen Miller, à Traou-Braz.
Sa voiture est dans la cour immobile,
la maison sous scellée. »

Tout est murmure et suggestion. Il y a chez Jean-Claude Caër légèreté, douceur et discrétion. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer des choses graves ou de toucher du doigt des territoires âpres. Ceux du pays Léonard le sont assurément. Il les sillonne avec lenteur. Sait qu’il chemine « sur la voie abrupte ». Embarqué dans un énième et peut-être dernier voyage. Avec à nouveau les mots, les poèmes pour l’aider à déjouer les coups de Trafalgar de la nostalgie.

« La voix de ma mère au téléphone
N’est pas très agréable à entendre.
Sa voix est cassée, éraillée.
N’est pas la voix de ma mère jeune.
Qui m’appelait à l’heure du repas.
Quand je courais par les champs, les prairies.
Qui me tenait par la main dans la ville de Brest,
Rue de Siam au milieu des trolleybus. »

Sur la voie abrupte est un livre où il fait bon respirer, fenêtres grandes ouvertes. On y repère des paysages habités, des rochers aux noms bretons, les dunes de Keremma subissant les assauts de l’océan, les tracteurs colorés qui se dirigent vers les champs de choux-fleurs, quelques fantômes surpris en train d’interpeller les vivants, des chevaux qui s’ébrouent, des vents iodés qui ont traversé l’Atlantique, des bernaches qui partent en Sibérie et quelques auteurs japonais qui viennent, entre les lignes, dispenser des leçons de sagesse.

Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le bruit du temps

mardi 20 juin 2023

Saison été seize

Cela débute par un coup de téléphone à son père, pour lui souhaiter un bon anniversaire. La conversation dévie instantanément sur l’état de santé de sa mère. Elle vient de subir des examens médicaux. Ils ne sont pas bons. Et laissent présager le pire. Qui va bientôt advenir.

« Le mouvement de ma mère,
sa vitesse,
quelque chose lui a été enlevé. »

Comment dire la mort d’une mère, ce qui la précède (la maladie qui occupe rapidement tout l’espace) et ce qui la suit (église, cimetière, famille réunie puis chacun repartant retrouver sa vie d’avant).

« Une balade, en fin d’après-midi, au soleil, au pied d’une éolienne, avec les enfants, une joie triste. »

Saison été seize appartient à ces livres, peu nombreux, qui expriment la perte d’un être cher en usant de peu de mots, déroulant un fil narratif léger, à peine quelques lignes par page, des notes brèves, empreintes de sensibilité et de pudeur. L’écriture d’Emmanuel Rabu est touchante par sa simplicité même. Tout est dit avec concision. Sa discrétion l’incite à se tenir un peu en retrait, à sa place, et néanmoins au plus près de ses proches, et notamment de son père.

« Quelque chose s’est arrêté ». Et pourtant tout doit continuer. En l’absence de celle qui s’est éteinte en plein été. Pour entrer dans un livre et dans la mémoire des siens.

« Septembre.
Je pars à Rouge pour le week-end.

(…)

C’est la première fois que je reviens depuis la mort de ma mère.

Il n’y a pas de repas de prévu et l’odeur a changé dans la maison. »

 

Emmanuel Rabu : Saison été seize, Dernier télégramme.

lundi 12 juin 2023

Lieux

Les lieux que Jean-Paul Bota affectionne tout particulièrement sont ceux qui l’incitent à partir sur les traces des artistes (peintres et écrivains) qui l’ont précédé dans les rues, ports, quartiers, bars, échoppes, impasses ou recoins urbains qu’il visite, parfois quelques siècles plus tard, en flâneur averti et pointilleux. Il se rend là où ils ont vécus. Où ils ont exploré une partie de leur monde intérieur et extérieur. Où ils ont fait œuvre, se mêlant aux autres, scrutant la ville, les hommes, leurs habitudes, leur détresse, leur faiblesse, pris dans les soubresauts de l’histoire ou postés seul face au paysage, aux vents, à la brume, dans la grisaille, sous la pluie ou au soleil, de jour comme de nuit. Il se rend également là où perdurent les preuves irréfutables de leur passage sur terre : dans les livres et dans les musées, ses autres lieux de prédilection.

On le retrouve ainsi à Londres, à la Tate Britain, carnet et stylo à la main, en train de questionner Turner qui le fascine, et qui fut lui-même, sa vie durant, fasciné par la force des éléments, leurs déchaînements, les coups de vent, les ciels en charpie, les mâchoires de l’océan mordant la coque d’un cargo. Il fixe Tempête de neige. Se souvient de la légende qui dit

« que Turner aurait lui-même affronté la tempête et conçu le tableau accroché tel Ulysse à l’affront des sirènes solidement au mât d’un bateau par des marins comme il l’a plus tard raconté ».

Ensuite, passé le concert des klaxons, longeant des murs sombres, il fait un détour vers le vieux cimetière où repose Constable. Il revoit ses paysages, ses orages, ses moulins, ses arc-en-ciels, repère des parentés stylistiques avec Rubens ou Monet. Poursuit ses pérégrinations jusqu’au British Museum. Insatiable, il interroge, note, capte des détails, sait que toute œuvre dissimule des secrets qu’un œil, même avisé, ne capte que partiellement.

« Le moulin d’Hampstead Heath with a raimbow, descendant à l’esprit le père de Constable un riche meunier qui répugnait à laisser son fils s’embarquer dans une vie qu’il jugeait hasardeuse, ce pourquoi Constable n’entamera qu’assez tard une carrière artistique. »

Laissant Londres derrière lui, l’auteur, scrutateur scrupuleux, nous emmène à Lisbonne. Là-bas, c’est Pessoa qui le guide. Ses hétéronymes sont également de la partie. Tous déambulent en ville. Et meurent le même jour, dans la même chambre d’hôpital.

« Sa dernière phrase parlée Où sont mes lunettes ? »

L’écriture de Jean-Paul Bota est volontairement elliptique. Elle se nourrit de notes, d’impressions, de suggestions, de bribes d’émotions, de fragments de mémoire, de descriptions brèves et des citations glanées çà et là qui s’enchâssent et attestent de son lent cheminement, de son avancée par à-coups dans les pas des créateurs qui suscitent sa présence sur place.

Après Lisbonne, il part à Nantes. La ville lui est familière. Elle est extrêmement littéraire. Il la redécouvre à chaque visite. Relit les écrivains qui ont sillonné ses rues. Se sont imprégnés de la douceur ambiante et de l’invitation au voyage qui suinte des quais de Loire. Sa bougeotte le mène ensuite à Vertou. Puis dans d’autres villes, d’autres gares, d’autres musées, d’autres livres. On le quitte à Chartes, "Chemin de Mémoire", à proximité de la gare, où il continue de dialoguer avec ceux qui ne sont plus mais dont il sait qu’ils ont encore beaucoup à dévoiler et à transmettre.

Jean-Paul Bota : Lieux, éditions Tarabuste.