vendredi 6 août 2010

Nono

« Une part de moi ne va pas bien
celle appelée le frère celui qui est
sur un lit d’hôpital avec à la tête
un pansement une bête noire dessous ».

Ce frère, en proie aux affres d’une maladie dont le nom n’est pas dit mais dont on se doute bien qu’elle mord, creuse et mange la vie sans rémission possible, c’est Nono qui déjà ne parle plus, ou si peu, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui se prépare à quitter l’ici-bas pour ailleurs. Cela, famille et proches unis, atterrés, démunis, pris dans cet échange du peu de mots qui précède le silence et l’acceptation, ne peuvent l’empêcher. Ils n’ont que leur présence à donner pour tenter d’équilibrer le balancier d’un destin qui veut que l’un sombre trop jeune tandis que les autres doivent poursuivre sans lui.
Cette absence impossible à combler mais avec laquelle il faut néanmoins s’arranger, Thierry Le Pennec l’écrit avec la force rentrée qu’on lui connaît et qui s’avère ici très efficace. Ses poèmes brefs, déhanchés, roulant pierre à pierre et portant avec eux tant de gestes simples, d’émotions, de réflexes, d’émoi, de chaleur sur la page, s’assemblent pour créer, au final, le plus beau tombeau qui soit : celui dédié à Nono, ce frère disparu qui restera présent aux autres tant que ceux-ci le seront à eux-mêmes, avec fidélité, dans leur quotidien et leurs souvenirs.

Thierry Le Pennec : Nono, éditions La Part commune.

dimanche 1 août 2010

Papy beat generation

« Baby beats ». C’est ainsi que Richard Brautigan avait un jour nommé ceux qui, succédant à Kerouac, Ginsberg, Corso, Burroughs, se retrouvaient souvent au début des années 70 aux abords de la librairie / maison d’édition City Lights Books à San Francisco. Il y avait là Thomas Rain Crowe, Philip Daughtry, David Moe, Ken Wainio, Roderick Iverson, Kaye McDonough, Neeli Cherkovski et quelques autres, poètes aujourd’hui encore peu connus en France mais que l’on peut néanmoins découvrir grâce au livre bilingue (avec CD) Baby beat generation, une anthologie que leur a consacré Mathias de Breyne en 2005 (éditions La Main courante).
C’est après avoir pris connaissance de cet ouvrage et au vu des quatre décennies qui se sont écoulées depuis l’acte de baptême signé Brautigan, que Jean Azarel (poète né à Montréal, vivant aujourd’hui dans le Gard) a décidé de lancer le projet "Papy beat".
Associé à deux poètes français proches de la Beat Generation, Alain Jégou (auteur de Passe Ouest – éditions Apogée – à qui l’on doit également le livre collectif Je suis un cut-up vivant conçu en hommage à Claude Pélieu) et Lucien Suel (auteur, entre autres, de Mort d'un jardinier – éditions Table ronde puis Folio) – et traducteur du Livre des esquisses de Kerouac), il a longuement travaillé sur cet ensemble hors norme dans lequel le flux saccadé propre aux textes des auteurs « beat » américains se perçoit d’entrée de jeu. Tous trois montrent ce que l’on savait déjà : cette écriture n’a pas de frontières. Elle n'est pas non plus isolée dans une époque précise. Elle bouge, elle vibre par à-coups, par scansions, par flashes, par collages. Errances, références musicales diverses tirant plutôt vers le blues et le jazz (mais Patti Smith, Dylan, Canned Heat, Janis Joplin s'y retrouvent) et critiques acerbes d'une société où prévaut le monde de la finance, du pouvoir et des égos survitaminés donnent une assise solide à l'ensemble. Le déroulé d'un passé proche – jamais magnifié – que chacun décline à sa façon, suivant la teneur de sa sensibilité mise en alerte ou à l'épreuve est explicitement relié à un présent pas plus avenant de ce côté-ci de l’Atlantique que de l’autre.
Les voix de Jean Azarel, de Alain Jégou et de Lucien Suel s’entremêlent, se parlent, se répondent et réussissent à créer des textes collectifs la plupart du temps très proches de l’oralité. Chacun garde sa singularité (en intervenant d'ailleurs de temps à autre seul) et tous portent leur histoire, leurs colères, leurs révoltes, leurs rêves et leur énergie intacte via proses et poèmes syncopés et vifs qui transmettent leur tempo nerveux au lecteur.

« C’est peut-être ça qui nous tient ensemble, le fil invisible qui nous lie, des couleurs partout. Des bourrasques. Nos déveines. Nos chagrins d’amour passés à la moulinette de Cream et des extases au son du Gong. »

Jean Azarel, Alain Jégou & Lucien Suel : Papy beat generation, éditions Hors Sujet (35 rue Jules Simon – 56100 Lorient).

mardi 27 juillet 2010

Les Versets de la bière

La vie va tellement vite qu’il convient parfois, si on veut – sur la durée – s’y repérer puis s’y retrouver, noter au fil des mois quelques uns des moments brefs, précis, intenses qui la jalonnent. Ceux-ci aident ensuite au balisage d’un quotidien trop souvent jugé inutile et (sitôt vécu) voué à l’oubli.
Refusant le réflexe de « l’à quoi bon », Lucien Suel a, ainsi, durant vingt ans (de 1986 à 2006) tenu un journal de bord particulier. On n’y trouve nul épanchement, nulle analyse, nulle étude socio-psycho-dépresso-littéraire mais des bribes, des brindilles, des vignettes qui, en peu de lignes, disent les jours, les périples, les rencontres, les échanges, les livres, les lectures qui s’enchaînent.

« Invitation à Marseille par Le disque inaudible pour la sortie de La hache qui rit où j’ai publié Archiviste de la défonce. Dans la galerie L’Apocope, je lis ce poème écrit sous influence en 1972, puis Prose du ver, pour Castaneda et les champignons. Je termine avec Poème papou dont la chute “tabou t’habite, totem t’entube” déride quelques auditeurs. »

On y croise, au fil des rencontres, Christophe Tarkos, Christian Prigent ou Charles Pennequin. On écoute Radio Banquise. Quelque part, au loin, on entend des bribes de Divan le terrible de Jean-Pierre Verheggen. La silhouette de Mauricette Beaussart apparaît. Le 8/8/98, Patti Smith entre en scène à Dranouter (Belgique). Suel est là. Il capte tout. On se laisse guider. On siffle une bière de soif. On repart. On a envie d’ouvrir à nouveau des revues d’époque, de se remettre dans Java, Docks, Starscrewer et de glisser de Lyon à Marseille avec un détour par Rennes avant le retour au nord, là où il réside, s’arrête, se pose, là où il bloque sa boussole, là où il aime, jardine, écrit, traduit avant de refaire ses valises pour (toujours) repartir lire, échanger, dialoguer à l’hôpital, en prison ou en banlieue…

« 50 ans, impression d’en avoir 18 ! Voilà même que j’essaie une nouvelle fois de tenir un journal. Je faisais ça en 1967 à Avignon à la terrasse des cafés (toujours en buvant une bière). Ma valise déposée dans le chariot en montant à bord du Pride of Calais. Petite peur de ne pas la retrouver à Douvres. »

Ces fragments de vie jetés sur le papier sont rarement datés de façon précise. L’année compte plus que le jour. Celui-ci n’intervient que si un évènement s’y rattache, ainsi l’annonce de la mort de l’ami Pélieu le 24 décembre 2002.
Les pages du journal alternent régulièrement avec des séries de notes, réflexions, observations, évidences brèves qui s’affirment plus collectives que personnelles et où le « on » se substitue au « je ». Cette manière d’être soi parmi les autres et de relativiser bien des choses tout en s’interrogeant sur ce qui peut sembler banal (sans l’être) résume on ne peut mieux l’insatiable curiosité de Lucien Suel.
Quant à la bière, il aime qu'elle soit versée avec lenteur. Elle apaise. Elle calme. Il apprécie le vent du nord et les tintements d’abbayes qu’elle porte parfois en elle. Il n’hésite pas à en faire de la réclame. À petites ou grandes lampées, tout à la fois discrète, pétillante, blonde ou ambrée, elle désaltère, redore bien à propos certains soirs un peu gris et met sa bonne humeur à disposition du texte présent.

Lucien Suel : Les Versets de la bière (journal 1986 – 2006), éditions Dernier Télégramme.

mercredi 21 juillet 2010

Cambouis

Antoine Emaz n’est pas seulement le poète qui, avec des recueils tels Os, Peau (Tarabuste), Caisse claire (Le Seuil) ou Sur la fin (Wigwam) sait, en peu de mots (en utilisant un lexique volontairement usuel) aller à l’essentiel. Derrière sa poésie, et souvent en amont, existe tout un travail – que l’on peut dire d’atelier – où notes, réflexions, questions, lectures, éléments brefs et infimes du quotidien ou faits de société, faits divers, historiques, politiques prennent place à l’intérieur de carnets qu’il tient avec plus ou moins de régularité. Ce sont ceux-ci qui constituent la matière de Cambouis, publié aux Editions du Seuil (dans la collection « Déplacements » où François Bon a su donner à lire une douzaine de bon titres : on y retrouve aussi Florence Pazzotu et Albane Gellé).
Cambouis, on y met d’ordinaire les mains pour se colleter une réalité avec laquelle il faut bien, d’une façon ou d’une autre, trouver quelques accommodements. Emaz ne déroge pas à la règle. Il s’y colle. Y dit ses doutes, ses certitudes, sa solitude, ses fatigues, sa peur « d’un tarissement, d’une fin d’écrire avant de mourir ».

« La faiblesse du moi, la présence de zones d’ombre, l’absence de maîtrise… tout cela est vrai et détermine l’écriture. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Je ne le peux pas. »

Ce qui frappe dans cet ensemble, c’est – outre la justesse des réflexions sur la poésie, l’écriture, le livre à construire – la simplicité fragile et intuitive avec laquelle Antoine Emaz s’implique dans le temps présent, prenant à contre-pied tous ceux (souvent poètes) qui, à force de se croire intemporels, gomment de leur langage tout ce qui risquerait de les rattacher à une époque qui est pourtant, bel et bien, la leur. Très personnel également est le besoin qu’il éprouve de donner à l’émotion (pourvu qu’elle soit maîtrisée) toute sa place.
Tout au long du livre, on retrouve les auteurs qui ne cessent de l’accompagner et de le marquer : André du Bouchet, Guillevic, Follain, Reverdy entre autres.
Emaz, « travailleur acharné », lecteur assidu (« lire tout, autant que possible »), épistolier, hypersensible, attentif aux autres, énervé parfois, toujours en quête d’une force, d’une énergie pour poursuivre, pour « vivre dans le faire », est tout entier (même en morceaux) dans le grand puzzle qu’il constitue au fil des mois avec Cambouis.

« J’écris ces notes à défaut d’écrire des poèmes qui renverraient ce questionnement esthétique au placard. Je réfléchis un peu le poème parce que je souffre de son absence, c’est tout. »

Antoine Emaz, Cambouis, éditions du Seuil.

jeudi 15 juillet 2010

Ultimes paroles

À la fin de sa vie, Burroughs, souffrant d’arthrite, ne peut plus taper à la machine. Ses proches décident alors de lui offrir des livres blancs. C’est grâce à eux, il en remplira huit au total, grâce à ces pages sur lesquelles il va noter, au jour le jour, durant un an et demi, de novembre 1996 à fin juillet 1997, à peu près tout ce qui constitue son quotidien, que va prendre forme cet ultime ouvrage.
Burroughs ne se contente pas de décrire ce qu’il vit. Il y ajoute ce qu’on lui connaît depuis toujours, sa hargne, ses pirouettes, ses ressassements, ses nouvelles idées, sa volonté de décrypter le mal, la bêtise et ce qu’il nomme "la conspiration internationale du mensonge", son humour cinglant, son amour des chats (Calico Jane, Fletch, Ruski, Ginger), ses détours - de mémoire - vers Tanger, Paris, Mexico, New York et la présence réconfortante de ses amis morts (Timothy Leary, Herbert Huncke, Brion Gysin) ou sur le point de quitter la scène (Ginsberg).

" 3 avril 1997. Jeudi. Allen Ginsberg est en train de mourir d’un cancer du foie. "Environ deux ou trois mois", lui disent les médecins, et lui, dit : "Moins, à mon avis".
Il dit : "Je pensais que je serais terrifié, au lieu de quoi je suis exalté". J’espère juste qu’il n’est pas submergé par des marques de tendresse étouffantes".

" 5 avril 1997. Samedi. Allen Ginsberg est mort (ce matin) ; paisible, sans douleur. Il avait raison. Quand les docteurs ont dit 2 à 4 mois, il a dit : "Moins, à mon avis". "

Durant ses dernières années, Burroughs vivait à Lawrence, Kansas, dans une rue calme. Ceux qui lui rendaient le plus souvent visite (James Grauerholz - son exécuteur testamentaire - qui signe la préface et les notes de ce volume, Tom Peschio, John Giorno, Jim MacCrary) trouvaient généralement un chat affalé près de la porte d’entrée. Ses journées étaient méthodiquement règlées. Il les passait à lire, à dormir, à recevoir. Prenait tous les matins sa méthadone et ne passait pas une nuit sans avoir, à portée de main, son fusil chargé sous les draps. On retrouve là, hors écriture, les deux passions qui n’auront jamais quittées l’écrivain : la drogue et les armes à feu. Le 29 juillet 1997, cinq jours avant sa mort, il participe à sa dernière séance de tir, à la ferme de son ami Fred Aldrich. Quant à la drogue, il s’y adonna jusqu’au dernier jour.
Suivre Burroughs dans ses Ultimes paroles (ensemble traduit par Mona de Pracontal), c’est aussi côtoyer tous ceux, proches ou pas, qui l’accompagnent en permanence. Shakespeare et Conrad sont fréquemment évoqués. Verlaine également ("Mon passé fut un fleuve maudit"). De même Robert Filliou, Maurice Girodias, Brion Gysin.

" Le chagrin est une émotion de base, comme la joie et la guerre - la pure volonté de tuer. Je les ai tous connus. Et tout ceci je le dois à un seul homme - Brion Gysin. Le seul homme que j’aie jamais respecté. "

Le regard de l’écrivain sur ce qui l’entoure (notamment la politique américaine, les racismes, les discriminations, la guerre au Rwanda) en ces années 1996 et 1997 est vif et acerbe mais sans illusion. À 83 ans, il sait que continuer à vivre, garder sa colère intacte, écrire, lire, réfléchir, revenir sur certains détails de son œuvre et de sa vie, tout cela demande déjà beaucoup d’énergie et qu’il vaut mieux ne pas en rajouter.

« Je m’appelle William S. Burroughs. Je suis un humble praticien du métier de scribe, un sergent-major de l’Escadron Shakespeare. »

William Burroughs : Ultimes paroles, collection Titres, éd. Bourgois.